Devant une œuvre romantique, il est toujours tentant d’imaginer tout ce que la musique peut laisser entrevoir d’opportunités scéniques. Avec cette “légende dramatique”, comme la nomme Berlioz, on se trouve en présence d’esprits, de démons, de scènes d’ivresse dans des tavernes, de pèlerins, de l’enfer, et d’un finale rempli d’anges. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ce matériau brut est favorable à une mise en scène inventive est bien là. La déception n’en est que d’autant plus grande.
Qu’elle est vide cette scène ! Le premier acte surprend par un manque de cohérence ou de ligne directrice claire. Du romantisme échevelé et de la musique évocatrice à la fois des bruits de la ville, des chœurs d’étudiants, des tavernes, et de la présence diffuse des esprits de la nature aussi bien malfaisants que séducteurs, rien ne transparaît dans la scénographie. La musique romantique à la fureur évocatrice se retrouve face à une scène désespérément vide, hormis l’arrivée brumeuse des esprits… avec des costumes sortis d’une production artisanale de Dune…. Ce qui aurait pu renforcer l’élan créé par la musique enflammée de Berlioz, ç’aurait été de prendre l’idée à contresens : à savoir montrer l’isolement et le sentiment de solitude de Faust, confinant à la folie, dans une scène vide… un Faust revenant progressivement à la vie… Rien de tout cela ici. La scène reste aux 3/4 vide avec des meubles peu à peu dévoilés, puis recouverts de tissus avant d’être déplacés pour illustrer les changements de lieux. L’apparition de Marguerite sous une cape noire, dont au départ seules les jambes nues sont visibles, rappelle une esthétique très 70s de films de Jean Rollin, qui lui-même affichait un gothisme très pulp. Mais là encore il ne s’agira que d’un potentiel non exploité, non suivi d’effet.
Si le 2e acte demeure mieux conçu, il est déjà malheureusement trop tard. Pourtant on y découvre au moins une bonne idée, comme l’incarcération de Marguerite à la fin de sa belle romance “D’amour l’ardente flamme…” et le chœur revêtant les habits de magistrats pour mieux illustrer sa condamnation à mort – une condamnation qui n’est qu’évoquée par Méphisto dans le livret. La course vers les enfers avec un Faust descendant dans la fosse vidée de l’Orchestre, qui lui a déménagé sur scène pendant l’entracte, est aussi assez originale, mais n’aurait-elle pas pu avoir lieu plus tôt ? Et quid de ces bouts d’armure médiévale quand Mephisto lui, est habillé comme un extra-terrestre de la série “V” ? Ou de ces costumes façon crayons de couleur rouge illustrant les esprits ?
Justement sous-titrée “légende dramatique” par son auteur, La Damnation renvoie au mythe du pacte avec le diable sur fond d’évocations de la nature, dans la plus pure tradition romantique. Les protagonistes quittant la voie religieuse sont punis de leur soif de connaissance ou d’amour par les esprits les entourant. Manipulés par eux, les personnages sont conduits vers leur perte ou, pour certains vers leur rédemption. C’est de cette fatalité qu’ont fort bien rendu compte les chanteurs avec un sens dramatique bien dosé.
Car heureusement, à défaut de mise en scène, il reste les interprètes. Benjamin Bernheim ayant déclaré forfait pour raisons de santé, c’est le ténor Petr Nekoranec qui le remplace pour les deux dernières représentations. Pendant une partie du premier acte, la voix du ténor se chauffe progressivement, et gagne progressivement en densité dans les aigus, abordés avec succès et de plus en plus de vaillance au fil de la représentation, tandis que son medium naturellement chaud fait vibrer l’air “Merci, doux crépuscule” avec une belle sensibilité.
Le duo avec Victoria Karkacheva fonctionne particulièrement bien et offre un des moments marquants de la soirée. La jeune mezzo-soprano fait preuve d’une projection impressionnante, dans un français parfait, et avec une intensité forçant l’admiration. Si la ballade “Autrefois un roi de Thulé...” séduit (notamment grâce à un orchestre attentif aux nuances), la romance “D’amour, l’ardente flamme…” est exécutée avec juste ce qu’il faut de nostalgie et de douceur. Thomas Dolié, incarne avec le talent d’acteur qu’on lui connaît un Brander truculent, et vocalement irréprochable dans un rôle qui amène toujours la frustration de ne pas en entendre plus.
Evidemment pour un Faust convaincant, il faut un Méphisto bien incarné, et Christian Van Horn endosse un rôle qui lui va, scéniquement et vocalement, comme un gant. Malgré une élocution parfois approximative, le baryton n’a pas besoin d’effets de manche pour imposer son charisme naturel, et l’on apprécie particulièrement avec quelle aisance sa voix se fond à celle du Chœur de Radio France. Un chœur (au rôle prépondérant dans cette œuvre) qui fait preuve d’une belle implication et d’une belle puissance malgré la difficulté de la partition et du défi que représente la juxtaposition complexe des différentes lignes vocales. On notera cependant un léger manque d’homogénéité avec des voix masculines prenant parfois un peu trop le dessus, sans toutefois gêner l’écoute. Et c’est avec beaucoup de plaisir que l’Apothéose enveloppe le public avec la montée au ciel de Marguerite, lorsque la Maîtrise de Radio France rejoint le Chœur sur scène pour un beau finale sous la baguette de Jakob Lehmann.
Le chef a accordé un soin particulier à mettre en lumière, grâce à la complicité de l’orchestre Les Siècles, les nuances, les intonations et les couleurs les plus lyriques de la partition. Si la Marche de Radetzky reste un must de cet opéra, on retiendra plus encore l’association solistes-choeur-orchestre dans la scène des gnomes et sylphes (“Bientôt, sous un voile d’or et d’argent…”) où chaque instrument semble s’attacher à reproduire les bruits de la nature.
On aurait bien sûr aimé retrouver ce même souffle lyrique dans la lecture scénique… Au moins la musique et les interprètes n’ont-ils pas déçu !
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Faust : Petr Nekoranec
Marguerite : Viktoria Karkacheva
Méphistophélès : Christian Van Horn
Brander : Thomas Dolié
Les Siècles, dir. Jakob Lehmann
Chœur de Radio France : direction Lionel Sow
Chef de chœur associé : Joël Soichez
Maîtrise de Radio France : direction Marie-Noëlle Maerten
Silvia Costa | mise en scène, scénographie, costumes
Laura Ketels | collaboration à la mise en scène
Ama Tomberli | collaboration aux costumes
Simon Hatab | dramaturgie
Michele Taborelli | scénographie
Marco Giusti | lumières
La Damnation de Faust
Légende dramatique en 4 parties d’Hector Berlioz, livret du compositeur et d’Almire Gandonnière d’après la traduction du Faust de Goethe par Nerval, créée à l’Opéra-Comique (Paris) le 06 décembre 1846.
Paris, Théâtre des Champs-Elysées. représentation du mercredi 12 novembre 2025.

