L’Écume des jours, Opéra de Lille, mercredi 5 novembre 2025
L’Opéra de Lille présente L’Écume des jours d’Edison Denisov, d’après la nouvelle éponyme de Boris Vian. Créée en 1986 à l’Opéra-Comique, l’œuvre n’avait jamais été reprise depuis. Comment cette pièce peut-elle être perçue quarante ans plus tard ?
Une figure singulière de la musique soviétique
Edison Denisov, né à Tomsk en Sibérie en 1929 et mort à Saint-Mandé en 1996, fut une personnalité à part dans la musique soviétique. Élève de Chostakovitch et membre de l’avant-garde, il fut profondément marqué par la découverte de la Seconde École de Vienne. Fasciné par la France au point de s’y installer et d’y mourir, Denisov compose L’Écume des jours en 1981, d’après le roman de Boris Vian. La création mondiale, donnée à l’Opéra-Comique en 1986, reçut selon la presse de l’époque « un déluge d’applaudissements ». Depuis, l’œuvre a connu quelques représentations, notamment en URSS et en Allemagne entre 1991 et 2017, mais jamais en France. Cette production lilloise marque donc sa première reprise française, portée par une curiosité mêlée d’excitation à l’idée de redécouvrir cette rareté.
Une écriture sonore à la fois savante et insaisissable
Aujourd’hui, la musique de Denisov résonne comme le souvenir d’une époque qui s’éloigne. Le sérialisme y laisse une empreinte durable, notamment dans les lignes vocales aux grands intervalles. Mais la partition, d’une étonnante richesse, se nourrit d’influences multiples, comme la musique française du XXᵉ siècle et du jazz, entre autres. Denisov les absorbe pour en faire un langage personnel : on reconnaît le jazz, sans qu’il en soit tout à fait. Sa liberté de composition s’allie à une grande maîtrise de l’écriture.
Pourtant, on n’entre pas immédiatement dans son univers sonore. Les textures flottent, fluides, au gré de combinaisons instrumentales souvent inattendues. L’usage du clavecin, notamment au premier acte, confère une couleur singulière, d’autant que l’instrument se mêle au vibraphone ou au marimba. À plusieurs reprises, l’auditeur perd ses repères face à cette musique d’OVNI. Puis, soudain, une musique d’ambiance des années 1970, censée provenir d’un vinyle, ou des chants orthodoxes ponctués de cloches relâchent la tension. Et on respire. Cette tension, presque physique, demande un temps d’adaptation.
Mathématicien de formation, Denisov concevait la musique en trois dimensions, selon le chef Bassem Akiki. Il laisse ainsi aux interprètes une grande liberté, telle une peinture abstraite représentant une figure à la fois de face et de profil. Mais, à la différence des arts visuels, la musique, qui s’efface dans le temps, exige une attention soutenue, qui pourrait épuiser certaines oreilles…
Une distribution solide malgré quelques faiblesses
Dans le rôle de Colin, Cameron Becker met en valeur un timbre clair, légèrement nasal, et fait preuve d’un engagement remarquable, bien qu’une certaine fatigue se fasse sentir dans les aigus. Edwin Crossley-Mercer campe un Nicolas expressif, notamment lorsqu’il chante la recette de cuisine au premier acte, servie avec une diction exemplaire. La mezzo-soprano Katia Ledoux, en Alise — amie de Chick interprété par Elmar Gilbertsson — exploite avec intelligence la richesse de sa voix et son sens du jeu. En revanche, la partition offre moins d’espace à Josefin Feiler (Chloé) et à Natasha Te Rupe Wilson (Isis), dont les voix demeurent trop peu mises en valeur. La distribution, majoritairement non francophone (exceptés Edwin Crossley-Mercer et Katia Ledoux), entraîne par moments des dialogues un peu maladroits, y compris dans les vidéos où l’on voit l’actrice polonaise Małgorzata Gorol, dans le rôle de la Souris.
Sous la baguette de Bassem Akiki, l’Orchestre national de Lille déploie une précision d’orfèvre. Le chef révèle la complexité tridimensionnelle de la partition avec une clarté et une audace remarquables.
Un univers visuel entre rêve et surréalisme
La metteuse en scène Anna Smolar situe l’action dans les années 1970, fidèle à l’atmosphère du roman, choix qu’accompagnent les costumes de Julia Kornacka et les décors d’Anna Met. Elle introduit un prologue et une conclusion en écho, sous forme de vidéo en direct. L’histoire devient le rêve de Chloé, ici en couple avec une autre femme : « Je veux tomber amoureuse d’un très jeune homme », dit Chloé dans sa conversation avec sa compagne, qui se transforme en la Souris. Ainsi, Chloé, personnage secondaire chez Vian, devient le fil rouge de l’opéra. La Souris, qui accompagne Colin dans la nouvelle, se fait ici l’alliée de Chloé. Le surréalisme poétique du texte original prend corps à travers des images concrètes : la maladie de Chloé et son étrange remède — un nénuphar croissant dans son poumon, qui pourrait être empêché par le parfum des fleurs fraîches — sont évoqués par des bouquets de fleurs qui deviennent finalement un objet menaçant…
En redonnant vie à L’Écume des jours, l’Opéra de Lille ravive non seulement un jalon méconnu du répertoire contemporain, mais aussi la figure singulière d’Edison Denisov. Son opéra, à la croisée du surréalisme et de la modernité musicale, exige de l’auditeur une attention patiente, mais offre en retour une expérience rare, à la fois sensorielle et intellectuelle.
Chloé, Le Chat : Josefin Feiler
Colin : Cameron Becker
Alise : Katia Ledoux
Chick : Elmar Gilbertsson
Nicolas : Edwin Crossley-Mercer
Isis : Natasha Te Rupe Wilson
Le Prêtre, Le Sénéchal : Robin Neck Pégase
Jésus, Le Directeur de la fabrique : Maurel Endong
Coriolan, Prof. Mangemanche : Matthieu Lécroart
La Souris : Małgorzata Gorol (actrice)
Une fillette : Madeleine Penet-Avez, Violette Picot (en alternance) (enfants issues du Jeune chœur des Hauts-de-France)
Danseurs : Yohann Baran, Camerone Bida, Clara Brunet, Florie Laroche
Comédien, magicien : Rémy Berthier
Orchestre National de Lille, dir. Bassem Akiki
Chœur de l’Opéra de Lille, dir. Virginie Déjos
Mise en scène : Anna Smolar
Assistante à la mise en scène : Kapitolina Tsvetkova
Décors : Anna Met
Costumes : Julia Kornacka
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Paweł Sakowicz
Vidéo : Natan Berkowicz
Chefs de chant : Nicolas Chesneau, Flore Merlin
Préparation des enfants solistes : Pascale Diéval-Wils
Effets magiques : Rémy Berthier
Dramaturgie : Miron Hakenbeck
L’Écume des jours
Opéra en trois actes d’Edison Denisov, livret du compositeur d’après le roman éponyme de Boris Vian, créé en 1986 à l’Opéra-Comique (Paris).
Opéra de Lille, représentation du mercredi 5 novembre 2025.

