Quand la musique s’envole mais que la scène trébuche : La Walkyrie de Harding à Rome

La Walkyrie, Rome, Accademia Nazionale di Santa Cecilia, 25 octobre 2025
L’Accademia di Santa Cecilia de Rome inaugure un nouveau Ring, avec non pas le prologue du célèbre cycle mais… la première journée : Die Walküre. La réussite est plus musicale que scénique…
Une direction superlative
« On entend les arbres s’écraser dans un fracas assourdissant et le vent siffler dans les branches. Le tonnerre gronde. Puis le vacarme de la tempête s’apaise peu à peu ». C’est ainsi que Camille Saint-Saëns, correspondant de l’Estafette, décrivait en août 1876 le début de la Walkyrie. Et en effet, ces mêmes grondements et ces mêmes frémissements semblent se réveiller dans la tempête sonore que Daniel Harding déchaîne, avant même que ne s’éteignent les applaudissements avec lesquels le public l’accueille dans la grande salle de l’Auditorium Parco della Musica pour l’inauguration de la saison de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia.
Daniel Harding aborde pour la première fois le Ring : chacune des quatre œuvres inaugurera la saison de concerts : la première journée, Die Walküre, cette année ; Siefgried et Götterdämmerung les années suivantes ; tandis que pour le prologue, Das Rheingold, il faudra attendre 2028. À Santa Cecilia, le dernier Ring complet sous forme de concert était celui de Sinopoli dans les années 1988-91, mais pour une représentation scénique au Costanzi, il faut remonter à 1961 !
La grande salle conçue par Enzo Piano est pleine à craquer – les billets sont épuisés depuis longtemps – et vibre au rythme de la lecture émouvante et pleine de sens dramatique donnée par le chef d’orchestre anglais. La disposition de l’orchestre, en premier plan, et élargi horizontalement, exalte l’effet spatial des sons, la clarté du discours dramatique, la variété des couleurs. Fuyant toute extériorité gratuite, Harding est attentif au tourment des personnages, à la tension émotionnelle et à la force des sentiments. Il concilie énergie dramatique et transparence orchestrale, les leitmotivs n’étant pas de simples fragments musicaux, mais les entités d’une dramaturgie en évolution.
Les trois grands passages symphoniques de l’œuvre – la tempête initiale, la chevauchée des Walkyries, le sortilège du feu – reçoivent chacun une couleur particulière : la superposition entre la fureur des éléments et l’angoisse du fugitif est bouleversante ; la chevauchée est spectaculaire et barbare ; le finale est brillant et intense sur le plan émotionnel. Le son des cuivres est particulièrement rond, celui des bois est d’une grande douceur, les cordes d’une belle homogénéité. Les interventions solistes sont également précieuses, comme celle, riche en émotions, du violoncelle solo dans le premier finale. Par moments, l’équilibre avec les voix se fissure – parfois submergées, parfois trop exposées dans les longs monologues – mais les voix sont de tout premier ordre.
Le triomphe de Wotan
Michael Volle, l’un des plus grands chanteurs wagnériens d’aujourd’hui, qui surprend à chaque fois par ses capacités vocales inaltérables et son intensité expressive, est ovationné et est le dernier à recevoir les applaudissements au rideau final (signe de la finesse de l’interprète de Brünnhilde qui respecte ainsi le rôle central de son partenaire). Wagner confie à son personnage l’un des monologues les plus longs de l’histoire de l’opéra, plus de 150 vers, lorsqu’il raconte à Brünnhilde les événements ayant eu lieu dans le deuxième acte. Il s’agit d’une page grandiose dans laquelle le compositeur met en œuvre avec une efficacité impressionnante la méthode des leitmotive. « Ce que je ne révélerais à personne avec des mots », ainsi commence son récit dans la nouvelle traduction de Quirino Principe, « restera donc inexprimé à jamais ». Son récit solennel est soutenu avec sobriété par l’orchestre qui « suggère » les thèmes : celui de la « colère » à la pensée du Nibelung et de sa malédiction est suivi des thèmes du « Walhalla » et d’« Erda », « celle qui sait tout ». Le thème de la « chevauchée des Walkyries » accompagne son récit de la génération de ses « huit sœurs », et ainsi de suite. La tenue dramatique de Volle atteint ici un niveau exceptionnel, comme ce sera le cas plus tard dans sa colère face à la désobéissance, puis dans l’adieu émouvant à sa fille.
Okka von der Damerau, la monumentale Fricka déjà admirée à la Scala cette année, est une autre valeur sûre wagnérienne. La soprano finlandaise Miina-Liisa Värelä (Brünnhilde) possède une grande projection et un registre central solide, mais un timbre un peu métallique. La voix de la soprano lituanienne Vida Miknevičiūtė, Sieglinde lumineuse et intense, est pénétrante mais expose un vibrato excessif, et l’on aimerait qu’elle ait un peu plus de douceur. À ses côtés, Jamez McCorkle, ténor américain mais pianiste de formation, incarne Siegmund. Sa voix chaude et expressive ne correspond pas aux canons classiques du ténor wagnérien, mais elle enchante par le lyrisme de ses mezza voce et son phrasé savamment varié. Fafner dans le Ring de Mehta, la basse danoise Stephen Milling incarne ici un Hunding grossier auquel il prête son volume vocal exceptionnel. Il manque cependant au personnage cette touche de méchanceté latente que d’autres ont su exprimer. L’octuor convaincant des Walkyries vient de différents pays d’Europe du Nord : Sonja Herranen, Hedvig Haugerud, Claire Barnett-Jones, Claudia Huckle, Dorothea Herbert, Virginie Verrez, Anna Lapkovskaja, Štěpánka Pučálková.
Une mise en scène peu convaincante
Harding lui-même a souhaité que la représentation se déroule sous forme scénique. C’est ainsi que le scénographe Pierre Yovanovitch a aménagé un espace théâtral dans l’auditorium : une scène fixe représentant un bâtiment monumental, froid et blanc, rappelant le style de Marcello Piacentini, avec des escaliers et des tourelles. Un espace qui doit composer avec une faible profondeur, l’absence de cage scénique et de sous-scène. L’auteur de la mise en scène est Vincent Huguet, qui s’est inspiré de la Rome impériale : le fait que Siegmund et Sieglinde soient des jumeaux élevés par une louve lui a rappelé Romulus et Remus, et Wotan et Fricka sont les homologues de Jupiter et Junon. Ce n’est pas une grande découverte : toutes les religions païennes se réfèrent aux mêmes archétypes, car elles sont construites sur les vices des humains.
L’idée que le Götterdämmerung, la chute des dieux du Walhalla, soit une métaphore de la chute de l’Empire romain laisse à désirer, mais c’est surtout la réalisation visuelle qui convainc peu : l’agitation continue et bruyante sur les marches, la colonne corinthienne brisée qui sert de canapé, le sarcophage inutilisé avec le bas-relief des jumeaux allaités par la louve, le tube néon qui forme la silhouette du frêne auquel l’épée est accrochée, les ombres chinoises des chevaux, les éclairs de lumière… Des trouvailles dont la naïveté contraste avec le caractère dramatique du sujet. Mais les costumes sont plus décevants encore : on comprend que l’on soit fasciné en visitant l’historique atelier de couture Tirelli Trappetti, mais transformer Wotan en un Néron à la Petrolini, les Walkyries en veuves sorties d’une mise en scène pirandellienne d’époque, Sieglinde en élégante matrone romaine, Siegmund en prince nubien, Fricka en robe de mariée, c’est trop…
Une mise en scène était-elle d’ailleurs vraiment nécessaire ? Le public de Santa Cecilia a-t-il besoin de costumes et de décors pour comprendre Wagner ? Est-ce pour compenser l’absence du Ring de la scène du Teatro dell’Opera de Rome depuis soixante-cinq ans ? Cela ne semble pas être le cas…
Au fait : le mois prochain, la saison lyrique romaine commence justement avec Wagner : Lohengrin, dirigé par Michele Mariotti et mis en scène par un certain Michieletto.
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Siegmund : Jamez McCorkle
Sieglinde : Vida Miknevičiūtė
Hunding : Stephen Milling
Brünnhilde : Miina-Liisa Värelä
Wotan : Michael Volle
Fricka : Okka von der Damerau
Gerhilde (Walkyrie) : Sonja Herranen
Ortlinde (Walkyrie) : Hedvig Haugerud
Waltraute (Walkyrie) : Claire Barnett-Jones
Schwertleite (Walkyrie) : Claudia Huckle
Helmwige (Walkyrie) : Dorothea Herbert
Siegrune (Walkyrie) : Virginie Verrez
Grimgerde (Walkyrie) : Anna Lapkovskaja
Rossweisse (Walkyrie) : Štěpánka Pučálková
Orchestra dell’Accademia Nazionale di Santa Cecilia, dir. Daniel Harding
Mise en scène : Vincent Huguet
Installation scénique : Pierre Yovanovitch
Costumes : Edoardo Russo
Lumières : Christophe Forey
Décors : Michele Olcese
La Walkyrie
Opéra en 3 actes de Richard Wagner, créé au Théâtre national de la cour à Munich, le 26 juin 1870.
Rome, Accademia Nazionale di Santa Cecilia, représentation du samedi 25 octobre 2025.