Que sait-on vraiment de Julie de Maupin, cette amazone du Grand Siècle, qui maniait la voix comme l’épée et dont la vie file entre cabales et cabrioles, entre scandale et légende ? On l’a trop souvent réduite au fantasme de roman, corsetée par Théophile Gautier et son romantisme de papier, et il aura fallu attendre Camille Merckx pour que la Maupin retrouve sa chair, sa voix, son feu.
Avec Julie M – en garde et en scène, la mezzo-soprano (ou mezzo-alto ou bas-dessus, les spécialistes choisiront…) s’empare du mythe avec panache, humour et une joie communicative. Et soudain, l’histoire, le théâtre et la musique se remettent à dialoguer comme trois complices de longue date. Dès les premières secondes, on comprend qu’il ne s’agit pas d’un simple récital mais plutôt d’un champ de bataille. On entre dans Julie M comme dans un duel. La scène devient piste d’escrime, la répétition théâtre, le geste un manifeste. Camille Merckx ne joue pas Julie de Maupin, elle la convoque, la défie, l’interroge. Entre elles, un fil tendu, celui de la voix et de ce souffle qui traverse les siècles, cette colonne d’air qui relie la liberté d’hier à celle d’aujourd’hui. Et peut-être, quelque part, à celle de l’interprète elle-même.
Sur le plateau, Jean-Michel Fournereau signe une mise en scène d’une sobriété désarmante. Ici, pas de reconstitution, pas de poudre à perruque, pas même de clinquant. Un clavecin, une viole de gambe, des épées, un portant, quelques bribes de costumes et tout l’imaginaire s’y engouffre. Le théâtre fait le reste. Nous voilà au cœur d’une mise en abyme. Une chanteuse répète sous le regard d’un metteur en scène qui la pousse à se mesurer à son double historique. Les musiciens sont complices, les gestes hésitent parfois entre jeu et vérité. Ce fragile entre-deux, cette oscillation constante, c’est le sel et le poivre du projet, le plaisir de brouiller les frontières, d’abolir la distance entre la scène et la vie, entre hier et maintenant.
Le dispositif, splendide idée, place le public sur la scène même de l’Opéra de Rennes, face à la salle vide. Comme si l’Opéra se regardait lui-même dans un miroir, se souvenant qu’il fut un lieu de chair avant d’être un temple réservé à l’initié. Poétique et concret, ce renversement crée une seconde mise en abyme entre la chanteuse et son modèle, entre l’art et son reflet. Et cela fonctionne. On oublie vite la mécanique pour ne retenir que la vibration d’un spectacle qui se regarde, mais surtout s’écoute et se respire. Le metteur en scène, interprété par David Migeot, devient à la fois adversaire, partenaire et miroir.
Le répertoire choisi dit tout de l’intelligence du projet. Lully, Campra, Destouches, Collasse, voilà des noms dont certains semblaient confinés aux traités et qui, ici, retrouvent la peau et le corps. Les pièces sont revisitées ou laissées dans leur nudité originelle mais cela importe peu. Sous les doigts espiègles et inventifs de Chloé Sévère au clavecin et la ligne chaude de Stanley Smith à la viole de gambe, le baroque respire. Les airs se déplient comme des confidences ou des défis, des soupirs ou des estocades. Camille Merckx s’en empare comme d’armes et caresser ou frapper, séduire ou résister, tout passe par ce timbre d’ambre chaud, par cette projection qui n’impose rien mais s’impose à tout. Sa Maupin n’est ni héroïne figée ni libertine de pacotille, c’est une femme en mouvement, fière, drôle, un peu folle. Elle chante comme elle croise le fer, et chaque phrase semble dire : « Je suis là, vivante ».
Alors oui, la diction chantée se perd parfois un peu, péché véniel à la rhétorique baroque, mais, ce qui impressionne, c’est la présence scénique. Là où d’autres se contenteraient de virtuosité, Camille Merckx engage tout son corps. Chaque geste respire le théâtre, chaque silence a son poids. Elle ne chante pas, elle agit la musique. Sa Julie est belle, insolente et vulnérable, drôle et tragique, traversée de contradictions, donc humaine.
L’escrime n’est pas ici une coquetterie chorégraphique (savamment orchestrée par Thill Mantero), c’est un langage. L’épée trace dans l’air la même tension que la voix dans le silence. Métal et souffle dialoguent, deux extensions d’un même cri de liberté. Et la proximité du public renforce tout. On sent la chaleur du combat, le froissement du tissu, la respiration du risque. Julie M – en garde et en scène est un spectacle esthétique, poétique, féministe aussi, mais sans banderole.
Là où tant de projets baroques s’empêtrent dans leurs rubans ou leurs danses dites urbaines, celui-ci avance l’épée haute, le sourire en coin. Il joue des anachronismes avec malice, glisse des ruptures, provoque des rires, et, au détour d’un trait, vous touche en plein cœur. On y apprend sans s’en apercevoir, on s’émeut sans sentimentalité et on aimerait en savoir plus.. Avec Julie M – en garde et en scène, Camille Merckx prouve qu’on peut parler d’insoumission et d’émancipation sans faire de thèse, et qu’un éclat de rire vaut parfois bien plus qu’un manifeste.
Camille Merckx : La chanteuse
David Migeot : Le metteur en scène
Chloé Sévère : La claveciniste
Stanley Smith : Le gambiste
Conception et interprétation : Camille Merckx
Mise en scène et dramaturgie : Jean-Michel Fournereau
Textes additionnels : David Migeot, Gabriel Letainturier-Fradin
Julie M – en garde et en scène
Musiques de Lully, Campra, Destouches, Collasse.
Opéra de Rennes, représentation du jeudi 16 octobre 2025.