
Un spectacle signé Philipp Stölzl, séduisant et très impressionnant, qui n’est pas sans évoquer l’univers de Tim Burton.
Quand on assiste à un spectacle donné à la Seebühne, le théâtre sur le lac de Bregenz, on est tellement transporté par les images qu’on ne pense plus à la technologie qui se cache derrière ces visions évoquées par la musique. Tout d’abord, le système d’amplification sensationnel vous donne l’impression que l’orchestre est devant vous, alors qu’il se trouve à l’intérieur de la salle du Festspielhaus, à côté des gradins. Les chanteurs sont également amplifiés, mais la qualité du son est telle qu’elle annule la distance entre le public et les interprètes, au point de vous donner l’impression qu’ils sont tout près. Le son est enveloppant et on en a immédiatement un exemple à l’entrée dans le théâtre, lorsque l’on entend le cri des corbeaux et des aigles et que de nombreux spectateurs lèvent les yeux vers le ciel comme si de fait des oiseaux volaient au-dessus d’eux ! Les effets sonores, impressionnants, sont utilisés à leur meilleur dans la scène de la fusion des balles dans la terrifiante Gorge aux loups, où ils s’ajoutent aux effets visuels tout aussi spectaculaires.
À quelques centaines de kilomètres du célèbre Festival de Salzbourg, celui de la capitale du Vorarlberg est depuis 1946 le plus populaire des festivals d’opéra estivaux. Quatre ans après l’inauguration, la plus grande scène lacustre du monde a été construite avec des gradins qui, après plusieurs agrandissements, peuvent désormais accueillir près de 7 000 spectateurs. Depuis 1985, les productions sont données deux années consécutives afin de rentabiliser au mieux l’investissement dans cet imposant et coûteux dispositif scénique.
Cette année, le décor choisi par le metteur en scène Philipp Stölzl représente un village éprouvé par la guerre de Trente Ans et enfoncé dans un marécage. Des cabanes à colombages inclinées par le vent et le temps, un vieux moulin qui continue de tourner inutilement, un clocher à moitié en ruines et dangereusement incliné, dont l’horloge possède des aiguilles tournant étrangement à l’envers ; le tout dans un décor hivernal enneigé, dominé par une énorme lune et où des arbres squelettiques s’élèvent vers le ciel, émergeant d’un marais peuplé de squelettes et de zombies. Un monde horrifique pour illustrer l’univers poétique et magique de la célèbre histoire racontée dans le livret de Johann Friedrich Kind, tiré du Gespensterbuch (Livre des fantômes) de Johann August Apel et Friedrich Laun (voyez ici le dossier que Première Loge consacre au Freischütz).
Avec les costumes fantastiques de Gesine Völlm et les éclairages de Stölzl lui-même et de Florian Schmitt, le dramaturge Olaf A. Schmitt réinvente l’histoire racontée par le diable Samiel. Encore affinée et développée au cours de cette deuxième année, la production de Stölzl mérite d’être vue, même s’il ne s’agit pas du Freischütz canonique : la succession des morceaux musicaux du Singspiel est modifiée pour ce spectacle se situant à mi-chemin entre la comédie musicale (il y a même des nageuses synchronisées auréolées de lumières) et un film de Tim Burton. Les trois actes originaux sont condensés en deux heures sans entracte, au cours desquels la musique est interprétée avec vigueur par Patrik Ringborg à la tête du Wiener Symphoniker, invité depuis 65 ans dans la petite ville au bord du lac de Constance. La musique de Weber est contrebalancée par des thèmes populaires interprétés par un trio composé d’une contrebasse, d’un accordéon et d’un clavecin perchés sur un rocher, mais lorsqu’elle est jouée dans sa version originale, elle ne trahit pas l’esprit romantique du premier opéra allemand.
Sur la scène flottante se produit une distribution homogène qui, même si elle ne brille pas par son excellence, remplit correctement son rôle. Voici donc l’Agathe lyrique de Mandy Fredrich, l’Ännchen pleine de verve de Hanna Herfutner, l’Ottokar autoritaire de Johannes Kammler, la présence assurée de Franz Hawlata dans le rôle de Kuno, le Kaspar ombrageux de David Steffens et le Max à la voix puissante de Mauro Peter.
Alors que le spectacle renoue avec la fin tragique originale du récit d’Apel (avec la mort d’Agathe), le diable vêtu de rouge, l’acteur Moritz von Treuenfels se déguise en pape fellinien et a un dernier geste moqueur, émergeant du lac à cheval sur un dragon crachant des flammes et rassure le public : « Je me sens soudainement… sentimental. Cela me semble trop brutal ! Que diriez-vous d’une fin heureuse ? Si nécessaire, avec un rebondissement absurde ? Alors, Max obtient la main d’Agathe. La mort de celle-ci n’était, disons, qu’un évanouissement dû à la peur… Et si quelqu’un rit maintenant, il devra brûler en enfer ! ».
La fin tragique avait été mise en scène avant l’ouverture, alors qu’une tombe fraîche est creusée dans la neige pour Agathe tandis que Max est pendu et que le prêtre conduisant le cortège funèbre avec le cercueil de la jeune femme se révèle être le diabolique Samiel : Stölzl élève en effet ce personnage au rang de figure principale dans son interprétation où le paradis et l’enfer, Dieu et le diable n’apparaissent que comme des projections réciproques.
Avec la nouvelle directrice du festival, Lilli Paasikivi, un metteur en scène italien mettra en scène pour la première fois une œuvre à Bregenz l’année prochaine : il s’agira de Damiano Michieletto, avec La traviata.
Ottokar : Johannes Kammler
Kuno : Franz Hawlata
Agathe : Mandy Fredrich
Ännchen : Hanna Herfurtner
Kaspar : David Steffens
Max: Mauro Peter
Samiel : Moritz von Treuenfels
Un ermite : Frederic Jost
Kilian: Michael Borth
Wiener Symphoniker, dir. Patrik Ringborg
Bregenzer Festspiele Choir, dir. Benjamin Lack
Prague Philharmonic Choir, dir. Lukáš Kozubík
Mise en scène: Philipp Stölzl
Costumes : Gesine Völlm
Lumières: Philipp Stölzl, Florian Schmitt
Directeur des cascades et des mouvements : Wendy Hesketh-Ogilvie
Directeur technique des cascades : Jamie Ogilvie
Collaboration sur scène : Franziska Harm
Directeurs du son : Alwin Bösch, Clemens Wannemacher
Effets sonores : Jan Petzold
Dramaturgie : Olaf A. Schmitt
Der Freischütz
Opéra romantique en 3 actes de Carl Maria von Weber, livret de Johann Friedrich Kind, créé le 18 juin 1821 au Königliches Schauspielhaus de Berlin.
Bregenz, Seebühne, représentation du mardi 12 août 2025.