Norma, Teatro alla Scala, 30 juin 2025
La mise en scène d’Olivier Py, convaincante, situe l’action à l’époque de la composition. Elle est servie vocalement par une Marina Rebeka et une Vasilisa Berzhanskaya au sommet.
La crainte des fantômes…
Norma revient dans les lieux où elle a été créée après une absence, sans doute injustifiée, de presqu’un demi-siècle. En effet, la dernière fois que le chef-d’œuvre de Bellini a été programmé à la Scala remonte au mois de janvier 1977, dans la mise en scène de Mauro Bolognini, sous la direction de Gianandrea Gavazzeni, affichant Montserrat Caballé en druidesse et Tatiana Troyanos en Adalgisa. Il s’agit du silence le plus long de toute l’histoire de l’œuvre dans le temple milanais, les précédents creux, probablement dus à l’évolution du goût du public, n’atteignant qu’un peu plus de deux décennies entre 1870 et 1892, puis entre cette année et 1912. Nous savons qu’il est encore assez problématique, même de nos jours, de donner dans cette salle les opéras dans lesquels a brillé Maria Callas, Norma entre toutes, rôle fétiche s’il en est, dans la crainte, comme le dit de manière très suggestive Olivier Py dans le programme de salle, de réveiller des fantômes. Signalons, par ailleurs, que ce titre manque de l’Opéra national de Paris depuis un quart de siècle aussi, les dernières représentations remontant au mois de juin 2000, avec June Anderson, dans la production de Yannis Kokkos.
Avec son premier Bellini, le réalisateur français assume le parti pris de la transposition à l’époque de la composition, en pleine Restauration donc, jalonnée néanmoins des émeutes insurrectionnelles de 1820-1821, puis de 1830-1831. Les Romains deviennent ainsi des Autrichiens et les Gaulois, les Italiens opprimés. Les événements se déroulent dans un théâtre, la façade stylisée de la Scala servant de décor (Pierrre-André Weitz qui signe aussi les costumes). Pendant l’ouverture, on esquisse des pas de danse (chorégraphie d’Ivo Bauchiero), tandis que s’élève un tricolore italien, sans doute quelque peu anachronique sous sa forme actuelle, tandis que l’on déchire le drapeau des Habsbourg. Des soldats en uniforme autrichien prennent le relais de façon bien peu virile, avant d’exécuter un patriote dont le sacrifice convie son père (Oroveso), deux femmes (vraisemblablement Adalgisa et Clotilde) et le défilé des condoléances. La danse sera par la suite un leitmotiv du concept d’Olivier Py, notamment lorsque l’on entre dans le monde du théâtre : un danseur torse nu, endossant une robe noire, s’apprête à incarner le personnage de Médée dont le nom campe sur un miroir de sa loge. Une seconde glace viendra plus tard souligner la rivalité à peine ébauchée avec une Adalgisa/Dircé. On a souvent associé l’héroïne d’Alexandre Soumet, puis de Romani et de Bellini, à l’un des mythes les plus anciens d’Asie Mineure, très probablement du fait du dramaturge lui-même et à cause de l’infanticide qui n’a cependant pas lieu (voir ici le dossier que Première Loge consacre à l’oeuvre). Toutefois, comme le metteur en scène le rappelle à son tour, Norma n’est pas une magicienne et son archétype serait plutôt à rechercher dans la vogue des vestales qui, depuis la tragédie lyrique de Spontini, connaît bien des avatars dans le courant du XIXe siècle. Sans compter la composante chrétienne qui transparaît de la source dramatique. Si l’on intègre tous ces éléments, la réalisation d’Olivier Py fonctionne plutôt bien et évolue dans des décors et des costumes de qualité, ne méritant sûrement pas l’accueil que leur ont réservé les spectateurs le soir de la première. Certes, nous ne sommes plus dans la Gaule originelle envahie par son puissant voisin d’au-delà des Alpes mais peut-on encore raisonnablement monter Norma de la sorte aujourd’hui ?
Une interprétation de tout premier ordre
Mais venons-en aux interprètes. C’est Marina Rebeka qui relève courageusement le défi de défendre ce soir le rôle-titre, allégorie de l’Italie du Risorgimento, dixit Olivier Py. Sa prêtresse est bien connue pour l’avoir abordée à la scène depuis une dizaine d’années et pour l’avoir récemment enregistrée. Descendant des gradins dorés, revers du décor initial, accompagnée d’un danseur, puis de jeunes femmes en robe noire et en haut-de-forme simulant visiblement un sacrifice, pendant que l’on fusille un prisonnier autrichien, elle s’illustre dès sa sortita par un récitatif au phrasé très intense ; la prière à la lune, tombant des cintres, est d’abord murmurée, avant de se déployer dans une ligne magistrale, soutenue par un souffle infini, alors que la cabalette, en la présence de Pollione, se pare de vocalises époustouflantes.
Elle trouve une partenaire idéale chez l’Adalgisa de Vasilisa Berzhanskaya. Introduit par le récitatif des enfants, en uniforme autrichien eux aussi, avec la Clotilde à la belle élocution de Laura Lolita Perešivana, le duo des aveux se singularise par l’émotion qui se dégage du récit de l’innamoramento de la cadette, par l’articulation des souvenances de Norma et par l’agilité de son pardon, les deux cantatrices se relayant à l’unisson dans une strette au plus pur belcanto romantique. La menace de la druidesse donne ensuite la réplique à l’indignation de sa rivale supposée dans le trio qui suit, une photo de la Scala écroulée après le bombardement d’août 1943 servant d’arrière-plan ; des sentiments que véhicule, malgré les circonstances, une élégance extrême de l’interprétation. Relevons encore l’aigu crescendo da Marina Rebeka au baisser de rideau. Mené par le récitatif déchirant du projet d’infanticide, le duo de l’acte II nous invite à une joute vocale, tout particulièrement dans l’allegro à la consonnance accélérée.
Malheureusement, côté hommes, nous ne planons pas toujours sur ces hauteurs. Précédée d’un récitatif quelque peu engorgé, voire fâché avec la justesse, la cavatine de Pollione laisse percevoir quelques limites dans le haut du registre, tandis que la cabalette, chanté au devant de la scène, jambes écartées, comme au bon vieux temps, est assortie d’un legato savant, de jolies variations et d’un aigu franc. Comédien parfois maladroit, Freddie De Tommaso rejoint son Adalgisa sans les coulisses du théâtre imaginaire qui l’entraîne sans réserve dans une émulation profitable, singulièrement dans la strette des retrouvailles, più moderato assai. Ce qui se reproduit dans le duo avec Norma au crescendo, puis diminuendo, de l’héroïne tout simplement stupéfiants.
L’Oroveso/Mazzini de Michele Pertusi est désormais trop éprouvé par l’usure du temps, l’introduction étant aussi affectée par quelques soucis d’intonation. Complète le Flavio stylé et bien idiomatique de Paolo Antognetti.
Flamboyant dès la première scène, le chœur de la Scala est grandiose quand il s’agit de seconder l’entrée de Norma. Succédant à la soif de sang impérieuse de cette dernière, le cri de guerre, agrémenté d’un feu et encore de danseuses, prépare les sons filés de la prêtresse qui, par la suite, tiendra la note sur son aveu, cependant qu’apparaît, devant un rideau postiche, un génie de la mort, le bûcher étant désormais remplacé par une énième fusillade.
Fabio Luisi dirige les forces de la maison avec compétence, malgré quelques lourdeurs dans l’ouverture, notamment chez les cuivres, alors que les cordes font vivre le drame lors du dernier duo entre les deux femmes.
Pour les amateurs, la représentation du 4 juillet prochain sera retransmise sur la plateforme LaScalaTv. Pour celles et ceux qui ne savent pas attendre, il y a toujours le recours au repiquage pirate, comme mon voisin, prétendument connaisseur, qui, malgré les annonces très diligentes de la direction, ne s’est pas gêné pour enregistrer tout le premier acte de manière très ostentatoire, son portable bien en vue. Il devait en avoir des crampes au poignet… Au second, il avait changé de place… La bêtise humaine est parfois sans bornes.
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Norma : Marina Rebeka
Pollione : Freddie De Tommaso
Adalgisa : Vasilisa Berzhanskaya
Oroveso : Michele Pertusi
Clotilde : Laura Lolita Perešivana
Flavio : Paolo Antognetti
Orchestra e Coro del Teatro alla Scala, dir. Fabio Luisi et Alberto Malazzi
Mise en scène : Olivier Py
Décors et costumes : Pierrre-André Weitz
Lumières : Bertrand Killy
Chorégraphie : Ivo Bauchiero
Norma
Tragedia lirica en deux actes de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, créée au Teatro alla Scala de Milan le 26 décembre 1831.
Milan, Teatro alla Scala, lundi 30 juin 2025