Genève, Job, le procès de Dieu, 10 juin 2025.
Thématique poignante, musique fascinante, distribution de qualité, mise en scène percutante : la création du nouvel opéra de Michel Petrossian à Genève est une réussite.
Un opéra hybride
Assister à la première mondiale d’un opéra n’est pas chose si commune, c’est pourtant la chance qui vous est donnée à la Cité bleue, à Genève. Le compositeur, Michel Petrossian, fort de son expérience dans la musique de film et riche de sa formation en ethnomusicologie, vous propose un opéra hybride, qui emprunte à la fois au film documentaire, à la musique de chambre et aux danses tribales. Sans jamais que ces références musicales n’apparaissent comme dépareillées, il a réussi a constituer une cohérence particulière en dotant chaque personnage ou chaque moment de sa couleur de voix, de sa tonalité affective. La direction musicale, assurée par Léo Margue et son assistant chef de chant Felix Ramos est attentive à chaque silence à chaque départ et coupure sonore. Tout est très bien ficelé et dirigé, maîtrisé à la lettre.
C’est un opéra métaphysique que nous propose ici Michel Petrossian : dans ce « procès de Dieu », les auditeurs sont les jurés. Job a-t-il raison de rester fidèle à un Dieu qui est la cause de ses maux, alors même qu’il n’a pas péché ? N’est-ce pas profondément injuste ? D’où vient le mal ? Peut-il être justifié si Dieu est à son origine ? Les auditeurs se révoltent contre pareille soumission à un Dieu injuste, mais Job apparaît alors comme un modèle de loyauté et de moralité, l’on s’apitoie sur son sort et l’on admire sa ténacité : jamais sa volonté n’apparaît versatile, il demeure fermement celui qu’il est, enraciné dans ses convictions.
Kierkegaard, philosophe danois qui a pensé la musique, a associé à la figure du stade esthétique (première étape de l’homme vers son développement moral), Don Giovanni de Mozart dans Ou bien ou bien. Par ailleurs, il se réfère à Job dans La reprise notamment pour évoquer le stade religieux, le dernier qu’il est convenu d’atteindre dans la progression de l’homme vers une meilleure version de lui-même. Michel Petrossian de son côté, fort d’une culture éclectique réinvestit la question de l’existence du mal, incarnée par l’histoire de Job, étudiée par Leibniz, Kierkegaard et bien d’autres, pour procéder à une réécriture contemporaine, à une « reprise ».
Selon les péripéties dramatiques, l’on passe de la musique baroque au jazz en conservant une continuité dramaturgique et malgré une apparente rupture de la ligne musicale. Apparente seulement, parce qu’à y voir de près, tout est bien ficelé, les motifs de musique traditionnelle arménienne de Komitas sont repris et disloqués, comme l’alexandrin le fut par Victor Hugo. Le déchirement du morceau originel atteste du morcellement affectif et de l’affliction qui touche Job et redouble son déchirement intérieur. Paradoxalement, le morcellement de motifs musicaux antérieurs ne brise pas la musique en éclats mais la fétichise comme dirait Adorno, et donne une aura aux références citées.
Parmi les différentes citations musicales de cet opéra protéiforme qui puise dans différents genres pour rendre compte d’un message universel, l’on entend notamment Le Carnaval des animaux de Saint-Saëns, « Aquarium », devenu l’hymne du Festival du film de Cannes. Cela participe de l’évocation générale d’une analogie entre opéra contemporain et cinéma. Krounk (la grue) de Komitas est également cité à travers une phrase explicite « mer ashxarin » (comme notre monde). Par ailleurs, des motifs de Vararshapat de Komitas, à la fois mis en relief et détachés de leur cohérence musicale originale deviennent des leitmotiv significatifs. Le jeu d’instruments traditionnels comme le qanoun, anciens comme le théorbe ou encore plus vernaculaires comme la guitare donne du relief à cette nouvelle production.
Une mise en scène percutante
La poétique du livret apparaît toujours percutante et forte d’un message philosophique : « Il est mort rassasié de jours »… Job a perdu tout ce qu’il possédait, tout ce qu’il aimait, y compris ses propres enfants. Son désespoir, immense, est admirablement figuré par la mise en scène d’Anaïs de Courson qui montre Job se déprendre de son tee-shirt qui s’étire et tend à former un autre soi. Cette scène de l’écartèlement est forte et montre le déchirement intérieur de Job, son désarroi profond : « Pourquoi espérer quand je n’ai plus de force ? » , « Mon âme se languit au-dedans de moi ». Le malaise de Job se transmet à l’auditoire, lorsque, par un jeu habile de mise en scène, le héros malheureux, face au public, répète distinctement : « Arrête de me regarder ».
La dualité entre le bien et le mal, Dieu et Satan, l’hésitation du vacillement entre la poursuite de la dévotion et le blasphème se redouble avec l’analogie entre l’homme et l’arbre : « L’homme s’effrite comme du bois vermoulu, l’arbre quand on le coupe, il repousse, il a de l’espérance ». Toutefois, Job tient bon et garde foi en Dieu. Le danger serait dès lors de se laisser aller à blasphémer contre l’Esprit… Un passage, inspiré des gnostiques, propose une réflexion philosophique sur l’homme et sur sa propre introspection par rapport aux événements qui lui arrivent :
« Au cœur de chaque humain, un ersatz d’éternité.
Une empreinte immortelle qui transparaît par éclairs.
Cela empêche de sombrer, lorsqu’on se trahit.
Alors on cherche la lumière.
Si elle manque à l’extérieur, nous pouvons la trouver en nous.
Mais le blasphème contre l’Esprit, c’est d’avoir entrevu
cette part de lumière, et de nous y opposer. »
Tel un joyau, l’opéra qui entend faire comparaître Dieu à la barre du monde, est travaillé sous tous ses aspects : à la mise en scène a aussi œuvré Antoine Dupuy Larbre, l’assistant d’Anaïs de Courson, qui a mis l’accent sur une chorégraphie rôdée, crédible, ni artificielle ni artificieuse, jamais grandiloquente, qui évoque au contraire subtilement les états d’âme des personnages. L’on pense au malaise du messager qui n’ose pas avouer directement à Job que tous ses enfants sont morts. Ces détails évoquent le jeu dramatique du cinéma plus que celui, parfois trop appuyé que l’on a l’habitude de voir à l’opéra. S’agissant de la scénographie dont s’est occupée Andréa Baglione, tout est pensé avec finesse, minimalisme et réflexion, dans l’alternance de la figuration et de l’abstraction, du sacré et de l’absurde, du tragique et de la dérision. Les costumes, réalisés par Valentine Solé sont modernes et simples, ils tendent à permettre l’identification à Job par l’actualité des vêtements portés et d’une autre manière, par leur simplicité, ils tendent à s’effacer pour laisser l’expression vocale primer sur l’habit. Le tee-shirt blanc de Job évoque l’innocence et l’homme porteur de lumière jusque dans les plus obscurs réduits de l’existence. Les lumières crues de Jérémie Papin soulignent la dualité entre Dieu et les hommes, entre lumière et obscurité, l’être et le néant. Enfin, la vidéo de Jérémie Scheidler participe de l’harmonie des genres entre film documentaire, musique baroque, folklore oriental, instruments ancestraux et lyrisme classique.
Une très belle distribution
Job, le rôle-titre, est interprété par le brillant Fabien Hyon, jeune ténor qui déploie un jeu d’acteur aussi bien mené que son chant. Ses nuances fines lui permettent de mettre en relief ses tourments intérieurs ; son articulation impeccable rend intelligible le texte et met en valeur son aspect poétique. Le livret est d’ailleurs issu en partie du livre Chant d’Artsakh (Grand Prix littéraire de l’Oeuvre d’Orient), écrit par Michel Petrossian. Le timbre exemplaire que maintient Fabien Hyon pendant toute sa prestation et l’expressivité de ses notes tintées dévoile un artiste soucieux de faire corps avec le personnage éponyme de l’œuvre. Par la voix, il incarne cet Autre qui est Job et qui peut représenter chacun de nous aux moments les plus sombres de notre vie.
Le chœur chante parfois de la polyphonie, des oratorios, des chants modaux inspirés du Moyen-Âge et confère une dimension sacrée à l’œuvre. Concernant l’orchestre, l’on constate une référence revendiquée aux formations babyloniennes et sumériennes des Nar et Gal propres à exprimer victoires et lamentations. Mais pourquoi proposer des références si anciennes, qui puisent de manière prépondérante dans les origines du peuple arménien et dans le registre populaire des chants traditionnels ? Parce que, le compositeur en est convaincu : « Ce n’est pas l’amnésie qui fonde la modernité mais l’anamnèse ».
Le retour aux sources permet le jaillissement de formes musicales nouvelles et est à même de rendre compte de la complexité du présent. Dans un monde où « Dieu est mort » selon les mots de Nietzsche, l’opéra de Michel Petrossian se présente comme un « drame sacré », il convoque l’immanence et la transcendance au tribunal de la musique, il les pèse et laisse au spectateur le vertige du verdict.
Les chanteurs sont polyvalents et prêtent leurs voix à divers personnages. Dans le rôle de Satan, la mezzo-soprano Mathilde Ortscheidt déploie une voix ronde et résonante qui suffit seule à évoquer le diable. Elle chante encore Bilda, le Troisième messager et révèle une couleur de voix parfaitement adaptée aux personnages qu’elle joue, avec un coffre conséquent. En contraste, la basse Ugo Rabec, incarne Dieu avec une ampleur et une profondeur impressionnante, en gardant une posture humble. Il interprète également Tsophar, et le Quatrième messager. Il chante avec justesse et aisance, d’une voix qui évoque les « arrières-mondes » dont parle Nietzsche, la transcendance. Gloria Tronel, soprano, chante à la fois Yemimah, la femme de Job, Eliha et le chœur. La clarté de sa voix, aux accents cristallins, aux notes tenues dans un vibrato scintillant, maîtrisé, au timbre sûr, enchante le public.
C’est Halidou Nombre qui interprète Eliphaz, le Deuxième messager et il chante également dans le chœur. Eliphaz émet des vocalises ondulatoires. Des phrases choc qui agissent comme une captatio benevolentiae en rhétorique scandent l’opéra où poésie et philosophie se mêlent harmonieusement : « L’homme naît pour souffrir comme l’étincelle pour voler ». Halidou Nombre est un baryton au phrasé sensible s’exprimant distinctement et avec acuité dans un chant doux, tout en nuances. Enfin, Emmanuelle Ifrah, soprano, joue à la fois le premier messager et chante dans le chœur, elle se distingue par un phrasé expressif et lyrique, juste et beau. Le chœur, complété par Marie-Juliette Ghazarian, mezzo soprano et Alexia Macbeth, alto, forme une unité musicale parfaitement homogène dont les airs font tressaillir les spectateurs. L’aspect angélique de leurs chants, la légèreté et la beauté de la polyphonie qu’il donne à entendre plonge l’auditoire dans le monde des rêves, renforce ce que le poète Coleridge appelait « the suspension of disbelief ». Les chants du chœur sont particulièrement bien travaillés et comptent comme des arias à part entière. Le chœur, semblable à celui des tragédies grecques, commente la souffrance de Job et l’assiste tout au long de son destin, il le nimbe d’une présence vocale aérienne, riche et poétique.
Les artistes évoluent et se meuvent dans plusieurs rôles, plusieurs postures, en diagonale, sur les lignes courbes du décor. Au terrain vague, chaos du monde, les personnages ordonnent leur ligne mélodique et les messagers se placent sur scène en créant des lignes de force. Là réside tout l’art subtil d’Anaïs de Courson, la metteuse en scène qui plonge les chanteurs « dans un espace liminal, entre l’éternité et l’absence, entre nos imaginaires et le réel », entre l’ombre et la lumière. Le déchirement auquel est en proie Job, elle l’esquisse à travers la tension figurée entre la successivité du temps mélodique et la simultanéité que requiert l’ancrage spatial.
Job bredouille, bégaye, bafouille : le déchirement entre son amour pour Dieu et son abattement face aux malheurs qui s’abattent sur lui se reflète dans son élocution : « Que le nom de l’éternel soit soit soit bé bé béni ». Pour contrebalancer ces répliques chargées d’affect, des enregistrements qui grésillent font irruption dans le drame opératique telle une stridulation musicale. Une voix neutre de journaliste s’exprime d’un ton monocorde : Stepanakert, 27 décembre 2020, 7h10. Ces détails, très documentés et précis rompent l’épanchement des affects et la binarité des forces du bien et du mal entre lesquels Job est pris en tenaille. Ils montrent également l’actualité de la souffrance de Job au travers des massacres subis par les Arméniens dans le Haut-Karabagh. Cette transposition donne le frisson.
Un opéra engagé et poignant
Cette production est surprenante, intéressante philosophiquement et réussie musicalement. La participation de l’ensemble Contrechamps spécialisé en musique contemporaine et de l’ensemble Capella Mediterranea qui fait revivre les bigarrures irisées de la musique baroque montre tout le professionnalisme de la mise en œuvre de du spectacle, à mi-chemin entre musique classique, baroque et ethnique. Cela redouble l’universalité du propos.
L’opéra de Michel Petrossian est un opéra engagé, poignant, il dénonce les atrocités de la guerre, les hommes que l’on envoie à la mort et dont on hâte injustement le destin : « Tant de morts assumés sous les oripeaux de la victoire ». Le Jazz casse l’aspect mélodramatique et les percussions accentuent le chaos de la situation en glissant vers le tragi-comique. Le son du marimba et de l’accordéon donne une couleur music-hall à la scène suivant le discours animaliste qui prend parti pour les Arméniens qui font l’objet d’une épuration ethnique en Artsakh : « Il ne faut pas oublier les chiens du Haut Karabagh ». Job chant alors « I wish I were a dog ». Cet accent mis sur le terme de « chien » chanté dans des aigus avec la technique baroque de l’émission exclusive des voyelles pures renforce l’idée de déshumanisation de l’homme.
Dans le drame sacré qu’est l’opéra tout entier résonne le sentiment de notre finitude. Le spectacle nous invite à un voyage au cœur de notre condition sous les accents de l’harmonie des temps. L’œuvre inédite de Michel Petrossian, émaillée d’exemples d’une actualité brûlante, entend dénoncer l’injustice du monde et chercher, sinon une raison à toutes les atrocités qui se produisent, la « raison suffisante » du monde, c’est-à-dire, éventuellement, un Dieu.
Léo Margue, direction musicale
Felix Ramos, assistant à la direction musicale, pianiste – chef de chant
Mise en scène : Anaïs de Courson
Assistant à la mise en scène : Antoine Dupuy Larbre
Scénographie : Andréa Baglione
Lumières : Jérémie Papin
Vidéo : Jérémie Scheidler
Costumes : Valentine Sole
Yemimah, Femme de Job, Eliha, chœur : Gloria Tronel
Le Satan, Bilda, Troisième Messager, chœur : Mathilde Ortscheidt
Job, chœur : Fabien Hyon
Eliphaz, Deuxième Messager, chœur: Halidou Nombre
Dieu, Tsophar, Quatrième Messager, chœur : Ugo Rabec
Premier Messager, chœur soprano : Emmanuelle Ifrah
Chœur mezzo-soprano : Marie-Juliette Ghazarian
Chœur alto : Alexia Macbeth
Orchestre
Aurélie Gallois, violon
Hans Egidi, alto
Martina Brodbeck, violoncelle
Luca Innarella, contrebasse
Caroline Delume, théorbe/guitare
Azra Ramic, clarinette
Maruta Staravoitava, flûte traversière
Liselotte Emery, flûtes à bec et cornets
Vincent Lhermet, accordéon
Meri Vardanyan, qanoun
Sébastien Cordier, percussions
Lucia García Flores, figurante
Job, le procès de Dieu
Opéra de chambre en un prologue et huit tableaux de Michel Petrossian (composition et livret), © 2025 – Éditions Musicales Artchipel.
Création.
Genève, La Cité bleue, représentation du mardi 10 juin 2025.