Riche de quelque quarante titres, le catalogue lyrique de Franz Lehár n’est plus guère représenté aujourd’hui que par La Veuve joyeuse, régulièrement programmée par la plupart des grandes scènes internationales. Il n’y a pas si longtemps pourtant, Le Comte de Luxembourg, Frasquita, Frédérique, Paganini, Le Tsarévitch ou L’Amour tzigane n’étaient pas inconnus au mélomane français (les quatre premiers titres ont même fait l’objet d’enregistrements en langue française dans les années 50). Aujourd’hui pourtant, même Le Pays du Sourire, si célèbre en son temps – et si intéressant dramatiquement et musicalement – déserte nos scènes, malgré la volonté de Pierre-Emmanuel Rousseau de lui redonner tout récemment sa chance, avec une superbe production que les théâtres français seraient bien inspirés de réinviter…
Giuditta est la dernière œuvre lyrique de Lehár. Ayant remporté un simple succès d’estime lors de sa création, elle ne connut jamais la notoriété de La Veuve joyeuse ou du Pays du Sourire. Paradoxalement, ce qu’on lui reprocha lors de sa création, à savoir un dramatisme un peu ténu et le fait d’hésiter entre plusieurs styles, sert l’œuvre aujourd’hui. Pas d’effets dramatiques ampoulés, pas de caractères tranchés (il n’y a pas de « méchant » dans le livret), pas de rebondissements inattendus ; mais une progression dramatique simple, efficace, et des personnages attachants par leurs qualités comme par leurs défauts. Certes, l’œuvre avoue plus d’une fois sa dette vis-à-vis de ses prédécesseurs ou contemporains : cette femme abandonnant son mari, changeant facilement d’amant, demandant à l’homme qu’elle aime de déserter pour elle rappelle évidemment la Carmen de Bizet. Et musicalement, l’influence de Puccini, par ailleurs ami du compositeur, se fait sentir ici ou là, notamment dans le soin tout particulier apporté à l’orchestration ; et le cadre méditerranéen dans lequel se déroule l’action au premier acte, la présence de deux couples dont les histoires se déroulent en parallèle, la séparation finale des deux personnages principaux sont autant d’éléments présents dans La Rondine créée en 1917, dix-sept ans avant Giuditta. Pourtant, l’œuvre comporte quelques pages originales et assez irrésistibles, le « Meine Lippen » ou le « In einem Meer » de l’héroïne, ou encore les beaux airs dévolus au ténor, parmi lesquels le tendre et nostalgique « Schönste der Frauen » (devenu « La plus aimée » dans la version française). Le fait enfin que l’œuvre hésite entre plusieurs genres et langages (comédie musicale, opérette, voire opéra) séduit par le côté bigarré qu’il apporte à la partition, à l’image des émotions changeantes éprouvées par les personnages.
En dépit de ces qualités, l’œuvre ne convainc qu’à moitié : assez longue, elle est musicalement inégale et est loin de distiller le charme de La Veuve joyeuse ou la mélancolie du Pays du sourire… Quoi qu’il en soit, pour lui redonner sa chance, l’Opéra du Rhin a choisi de la donner en version française, l’idée étant sans doute de la rendre plus immédiatement accessible au public… Mais était-ce vraiment nécessaire à l’heure où le surtitrage s’est généralisé sur toutes les scènes de France et de Navarre ? La traduction d’André Mauprey se laisse écouter, même s’il est curieux d’entendre chanter « Sur mes lèvres se brûle ton coeur » en lieu et place du célèbre « Meine Lippen, sie küssen so heiß » ! Mais cette musique semble littéralement appeler la langue allemande, comme la Danza de Rossini appelle l’italien, comme Pelléas et Mélisande appelle le français. C’est au metteur en scène, scénographe, créateur de décors et costumes Pierre-André Weitz qu’a été confié l’aspect visuel du spectacle. Judicieusement, Pierre-André Weitz évite toute transposition trop déroutante ou toute relecture absconse, privilégiant, de façon pédagogique mais sans lourdeur ni redondance, la linéarité et la lisibilité du propos : une démarche très appréciable s’agissant d’une œuvre peu connue, d’autant que le spectacle est visuellement séduisant, rythmé, léger, drôle… Seule adaptation minime du livret : le premier tableau se déroule dans un cirque (où se produisent des « personnes de petite taille », des femmes à barbe, des contorsionnistes et autres acrobates), dans une ambiance tenant à fois du Freaks de Ted Browning et des Enfants du Paradis de Marcel Carné. Ainsi les artistes qui s’y produisent (Giuditta, Anita, Octavio) auront beau jeu, une fois arrivés en Afrique, de se produire dans un cabaret – où leurs prestations prolongent celles qu’ils avaient l’habitude de proposer au public français.
Musicalement, le succès est avant tout celui de l’Orchestre national de Mulhouse et du Chœur maison, placés sous la direction alerte et précise de Thomas Rösner, qui se sont appropriés avec talent et facilité des codes esthétiques dont ils ne sont sans doute guère familiers. On apprécie pleinement l’investissement total de la distribution réunie pour l’occasion : des premiers rôles aux figurants, chacun chante, danse, joue la comédie avec un naturel et une implication dignes de tous les éloges ! Vocalement, les choses sont parfois un peu plus inégales. Certains seconds rôles tirent très habilement leur épingle du jeu : Christophe Gay par exemple, très convaincant dans le quadruple rôle qui lui échoit, ou Jacques Verzier, excellent Jean Cévenol. Sahy Ratia et Sandrine Buendia incarnent Anita et Séraphin, un couple venant apporter un contrepoint léger au couple plus sérieux constitué par Giuditta et Octavio, à la façon de Mi et Gustav dans Le Pays du Sourire, ou de Prunier et Lisette dans La Rondine. Tous deux offrent un chant assuré et réjouissent les spectateurs par leur interprétation scénique pleine de vivacité. Reste le couple principal, assez exposé, les rôles étant plutôt longs et plus exigeants qu’il n’y paraît – ils étaient interprétés à la création par les célèbres Richard Tauber et Jarmila Novotná qui, parallèlement à sa carrière d’actrice, eut un brillant parcours en tant que soprano (elle se produisit fréquemment au Metropolitan Opera). On a déjà entendu Thomas Bettinger (Octavio) en meilleure forme vocale : le soutien vocal se fait plus d’une fois fragile dans le registre aigu, et le chanteur se montre plus convaincant dans le registre tendre et élégiaque que dans la vaillance. Il n’en demeure pas moins un Octavio globalement convaincant. Melody Louledjian ne convainc pas moins dans ses numéros de vamp à la Marlene Dietrich, et alterne avec bonheur les scènes de comédies ou de danse et les numéros chantés. Pour que le compte y soit pleinement, on aurait aimé cependant un peu plus d’abandon dans le chant et de moelleux dans le timbre, surtout lors de la première partie, la chanteuse se montrant bien plus à son affaire après l’entracte.
Si les applaudissements se font plutôt rares au fil de la soirée, ils sont nourris au rideau final, témoignant par là de la joie d’un public visiblement heureux de cette redécouverte.
Giuditta : Melody Louledjian
Anita : Sandrine Buendia
Octavio : Thomas Bettinger
Manuel, Sir Barrymore, son Altesse : Nicolas Rivenq
Séraphin : Sahy Ratia
Marcelin, l’Attaché, Ibrahim, un chanteur de rue : Christophe Gay
Jean Cévenol : Jacques Verzier
L’Hôtelier, le Maître d’hôtel : Rodolphe Briand
Lollita, le Chasseur de l’Alcazar : Sissi Duparc
Le Garçon de restaurant, un chanteur de rue, un sous-officier, un pêcheur : Pierre Lebon
Orchestre national de Mulhouse, dir. Thomas Rösner
Chœur de l’Opéra national du Rhin, dir. Hendrik Haas
Mise en scène, décors, costumes : Pierre-André Weitz
Chorégraphie : Ivo Bauchiero
Lumières : Bertrand Killy
Giuditta
Comédie musicale en cinq tableaux de Franz Lehár, livret de Paul Knepler et Fritz Löhner, créée à l’Opéra de Vienne le 20 janvier 1934. Version française d’André Mauprey.
Strasbourg, Opéra national du Rhin, représentation du mardi 13 mai 2025.