Tristan et Isolde à l’Opéra national de Lorraine
De mémoire de spectateur nancéien, entendre huer une mise en scène le soir de sa création ne s’était plus reproduit au palais Hornecker depuis la première incursion d’Olivier Py sur la scène lyrique et son Freischütz de glorieuse mémoire au cours de la saison 1998. Les années passent mais les motifs d’incompréhension demeurent : c’est une véritable bronca qui a accueilli la conception radicale du Tristan wagnérien par celui-là même qui s’apprête à succéder à Olivier Py comme directeur du festival d’Avignon, Tiago Rodrigues.
Paroles, paroles, et encore des paroles
Depuis que Jean-Marie Blanchard a offert à Olivier Py l’opportunité de réaliser sur la scène nancéienne sa première mise en scène lyrique à la fin des années 1990, l’Opéra National de Lorraine s’est patiemment forgé la réputation d’une maison exigeante et, osons l’expression, avant-gardiste. Force est de reconnaître à Matthieu Dussouillez qu’il continue de creuser ce sillon et qu’il assume crânement de proposer au public lorrain des spectacles qui questionnent, font débat et ne laissent jamais indifférent.
Après un vibrionnant Barbier de Séville joué pendant les fêtes – spectacle consensuel et familial – c’est au tour de Tristan et Isolde d’être à l’affiche à Nancy quelques jours seulement après que la scène de Bastille a reprogrammé le même opus wagnérien dans la production de Peter Sellars de 2005. Quelle plus-value la scène nationale de Lorraine est-elle en mesure d’apporter face au spectacle parisien encensé par la critique depuis près de vingt ans ? Nancy n’entretient pas de grande tradition wagnérienne et si le théâtre de la place Stanislas a été inauguré en 1919 aux accents d’une fresque germanisante d’Ernest Reyer, Sigurd, les œuvres du maitre de Bayreuth n’ont jamais été très présentes dans sa programmation. De mémoire de spectateur nancéien, on a donné Lohengrin en 1994 pour la réouverture du palais Hornecker après travaux puis, au début des années 2000, sous l’impulsion du Directeur musical d’origines allemandes Sebastian Lang-Lessing, quelques titres wagnériens sont venus s’inscrire un peu plus régulièrement au répertoire de la scène nancéienne : Tannhäuser d’abord en 2002 ; Le Vaisseau fantôme en 2003 et Tristan, déjà, en 2004. Et plus rien depuis.
Après vingt ans de disette, il s’agissait donc de marquer les esprits et de monter un spectacle qui fasse date : c’est peu dire que le choix de Tristan et Isolde et du dramaturge d’origines portugaises Tiago Rodrigues sont deux atouts de chocs qui permettent à l’opéra de Lorraine de faire un retour fracassant sur le devant de l’actualité wagnérienne !
Auteur de la mise en scène de La Cerisaie créée dans la cour du palais des papes pour l’édition 2021 du festival d’Avignon, Tiago Rodrigues est connu des passionnés de théâtre pour son approche iconoclaste et fondamentalement libre des œuvres du répertoire. Pour sa première expérience à l’opéra, il ne choisit rien moins que Tristan et Isolde, partition monumentale et sublime dont il livre une interprétation rigoureusement littérale et profondément personnelle à la fois.
Devant ce monument qu’il souhaite faire descendre de son piédestal sans l’abimer, Tiago Rodrigues conçoit le projet fou de réécrire le mythe des amants éternels et de délivrer son palimpseste en même temps que l’œuvre de Richard Wagner. Pour cela, il imagine avec la complicité du décorateur Fernando Ribeiro un dispositif qui consiste à transposer l’action dans une immense bibliothèque dont les rayonnages sont, au début du spectacle, intégralement remplis de livres dont on ne distingue que les tranches blanches, soigneusement alignées.
Très vite, le spectateur découvre qu’en lieu de livres il s’agit en fait de cartons Plume sur lesquels sont imprimés les vers du poème « Amour trop amour » composé par Tiago Rodrigues pour accompagner Tristan. Tout au long du spectacle, deux comédiens danseurs sont donc chargés de sortir un par un, dans un ordre rigoureusement précis, près d’un millier de panneaux de carton et de les présenter à la lecture du spectateur sans interférer ni gêner la progression dramatique de la représentation. Conçus comme les archives d’une histoire éternelle qu’on raconte indéfiniment et qu’il faudra remiser à leur place dans la bibliothèque avant de la raconter de nouveau, les panneaux rédigés par Rodrigues se substituent à la technologie du sur-titrage et viennent appuyer le propos des chanteurs comme autrefois les écrans de dialogues entrecoupaient les scènes des films muets.
Dans les premières minutes du spectacle, la mise en place de ce dispositif déroute certains spectateurs qui sourient jaune, ricanent ou soupirent d’impatience, d’autant que le chef n’attaque le prélude du premier acte qu’au bout de longues minutes au cours desquelles les deux appariteurs plantent le décor du drame qui va se jouer sur scène, comme autrefois le chœur au début des pièces de maître Shakespeare.
Force est de le reconnaître : le procédé déroute et, dans un premier temps, monopolise l’attention du spectateur au détriment de la musique et des chanteurs. Mais rapidement la poésie de ce dispositif l’emporte sur le sentiment d’assister à une énième performance d’art contemporain. La qualité du texte de Tiago Rodrigues, d’abord, s’impose avec évidence. En renonçant à nommer les personnages (Tristan et Isolde ne sont désignés que comme l’homme et la femme triste ; le roi Marke est l’homme puissant, Melot, l’homme ambitieux…), le poème crée des archétypes et sublime l’universalité de ces passions contrariées. Tantôt oniriques ou philosophiques, les vers libres de Tiago Rodrigues savent aussi se faire humoristiques lorsqu’ils mettent en garde le spectateur contre un spectacle « chronophage » (plus de cinq heures, entractes compris) et l’absurdité d’exprimer ses sentiments « en allemand » (sic).
La réussite du pari fou de la mise en scène tient aussi à l’incroyable performance des deux archivistes qui nous relatent les passions tristes de Tristan et d’Isolde : Sofia Dias et Vítor Roriz sont sur le plateau d’un bout à l’autre du spectacle, manipulant sans aucun temps de pause des centaines de cartons Plume qu’il s’agit d’extirper des rayonnages dans un ordre rigoureusement précis. À de nombreux moments, le geste répétitif de brandir les panneaux puis de les laisser couler silencieusement à terre prend des allures de chorégraphie, d’autant que les danseurs s’efforcent d’exprimer sur leurs visages et dans leurs déplacements des émotions qui les mettent eux aussi en interaction avec la salle, faisant voler en éclats le quatrième mur qui isole habituellement le plateau des spectateurs.
Parallèlement à ce dispositif disruptif, Tiago Rodrigues propose un Tristan assez proche d’une version de concert mise en espace. Au premier acte, la grande bibliothèque aux rayonnages encore pleins symbolise le navire qui conduit Isolde vers son destin : les différents plans de rayonnages sont comme les ponts superposés d’un bateau où les personnages évoluent sans vraiment se croiser. La force de l’action y est encore renforcée par l’absence totale d’accessoire : un panneau de carton biseauté sur lequel on peut lire « épée » placé dans la main de Tristan évoque son glaive à la lame ébréchée tandis que des panneaux intitulés « philtres de mort » et « philtres d’amour » passent entre les mains de Brangäne au moment où l’amie de la femme triste donne à boire aux amants le nectar qui les lie indissolublement l’un à l’autre.
Au deuxième acte, les rayonnages dégarnis du décor ont fleuri de branchages destinés à évoquer le jardin clos où les amants se sont donné rendez-vous tandis qu’au dernier acte le rideau se lève sur une bibliothèque désormais quasiment vide. Sur le côté du plateau, l’ensemble des cartons Plume ayant servi à raconter l’histoire des amants tristes ont été amoncelés et forment un monticule au pied duquel Tristan agonise. Ces mots en vrac, symboles du chaos des passions, forment une image très forte et lorsque l’amant d’Isolde exhale son dernier soupir, les mots le recouvrent peu à peu jusqu’à le faire disparaitre, comme si l’homme triste se dissolvait dans sa propre légende et continuait à vivre à chaque fois que se répète le récit de ses amours malheureuses.
Limités à un camaïeu de bleus et de gris plus ou moins intenses, les costumes sobres de José António Tenente n’ancrent l’action dans aucune époque bien précise mais laissent au contraire le champ libre à l’imagination du spectateur. Les lumières de Rui Monteiro jouent admirablement du relief des décors et des ombres portées des grandes bibliothèques qui enserrent l’action ; l’élégance du spectacle leur doit beaucoup.
Ma sorcière bien aimée
Une production aussi clivante du chef d’œuvre de Richard Wagner devait s’efforcer de faire consensus auprès des spectateurs sur le plan musical. C’est chose faite grâce à une distribution homogène et une direction d’orchestre parfaitement idiomatique.
Jouer Wagner en fosse, même une fois tous les vingt ans, est une expérience irremplaçable pour un orchestre lyrique de la trempe de celui de l’Opéra de Lorraine. Placés sous la direction du chef Leo Hussain qui entretient de longue date des affinités électives avec le répertoire allemand, les musiciens nancéiens témoignent dès le prélude d’un plaisir extatique à interpréter cette cathédrale de musique qu’est la partition de Tristan et Isolde. L’accord désespéré qui ouvre l’opéra donne d’emblée à entendre des cordes soyeuses et des pupitres qui jouent à l’unisson les uns des autres. Le travail engagé par le chef réussit effectivement à faire croire que le langage wagnérien est naturel à l’orchestre, dans les passages élégiaques comme dans les grands crescendos où le volume sonore enfle jusqu’à remplir tout le théâtre. Au rideau final, l’orchestre est d’ailleurs mis à l’honneur en la personne de la corniste Florine Hardouin dont le solo de cor anglais, au troisième acte, est un sommet de poésie.
Alors que la direction de Leo Hussain se montre extrêmement scrupuleuse dans l’équilibre des plans musicaux et le volume de la masse orchestrale, il est étonnant que le chef ait donné son accord à l’installation des cuivres dans les loges d’avant-scène. À la fin du premier acte, l’accostage aux rivages du royaume de Marke s’en trouve profondément déséquilibré. Mais pouvait-on faire autrement dans un théâtre où la fosse est trop exiguë pour accueillir tout l’orchestre nécessaire à la production du son wagnérien ?
Sur le plateau, la distribution réunie à Nancy est elle aussi idéalement calibrée pour une salle à l’italienne de dimensions raisonnables. L’avenir dira si Dorothea Röschmann souhaite aborder un jour le rôle d’Isolde dans l’immense vaisseau d’un grand théâtre européen mais, en attendant, elle ajoute une pierre de plus à l’évolution qu’elle semble vouloir donner à sa carrière en multipliant les incursions dans le répertoire wagnérien. Subtile et délicate dans les grands rôles mozartiens qui l’ont vu triompher à Berlin et à Vienne, la soprano allemande avait déjà chanté Elisabeth dans Tannhäuser avant d’aborder ici pour la première fois le rôle écrasant d’Isolde. Dès le début de la représentation, l’apparition de la femme triste au côté de Brangäne rassure sur les capacités de Dorothea Röschmann à incarner la princesse irlandaise. Libérée de la contrainte d’avoir à se concentrer pour prononcer correctement l’allemand, la chanteuse peut investir toute son énergie dans l’expression de l’émotion juste et réussit à se montrer tour à tour désespérée ou véhémente. Au deuxième acte, libérée du trac, son Isolde consumée d’amour traverse l’immense duo d’amour en lévitation et touche à de tels sommets que sa réapparition en fin d’ouvrage pour délivrer le Liebestod laisse un peu sur sa faim… Trop intellectualisé et pas assez vibrant, « Mild und Leise » peine à émouvoir mais Dorothea Röschmann en livre une interprétation d’une parfaite musicalité.
Comme sa partenaire, Samuel Sakker débute dans le rôle écrasant de Tristan. Récompensé dès 2017 dans le cadre d’un concours de voix wagnériennes, le chanteur australien n’est pas à proprement parler un heldentenor mais il a dans le gosier les moyens vocaux nécessaires pour défendre le personnage de l’homme triste. Wagner a composé la structure de Tristan pour permettre à son interprète de chauffer sa voix au premier acte, de chanter son amour pendant près d’une heure au deuxième acte et de terminer en apothéose dans l’acte de la mort. Pour tenir ce marathon vocal, il faut une endurance et un souffle qui ne manquent pas à Samuel Sakker ! Solide et sonore sur toute la tessiture, héroïque lorsqu’il faut se mesurer aux décibels de l’orchestre, l’instrument de ce chanteur lui permet de composer un Tristan crédible et valeureux. Mais c’est surtout au dernier acte que le talent de cet artiste force l’admiration : visiblement épuisé mais habité par son personnage, le ténor australien délivre au public une agonie hallucinée et des sursauts d’espoir (« Das Schiff ! das Schiff ! ») dans lesquels il consume une énergie inouïe.
Dans les rôles de Brangäne et Kurwenal, amis et confidents des héros éponymes, Aude Extremo et Scott Hendricks proposent en miroir des interprétations équilibrées. Si le baryton texan peine à exister au côté de Tristan en dépit d’un timbre profond aux aigus faciles et brillants, la mezzo-soprano française compose un personnage plus consistant à l’image de son timbre charnu et d’une émission sonore, jamais forcée. Tous deux sont à leur affaire dans les passages les plus héroïques de leurs personnages et se plient au jeu d’acteur millimétré qu’exige la mise en scène de Tiago Rodrigues.
À l’applaudimètre de fin de spectacle, la basse coréenne Jongmin Park se taille la part du lion et c’est peu dire que son instrument ténébreux impressionne par la facilité avec laquelle il franchit le mur sonore de l’orchestre. Du roi Marke, le chanteur a le charisme autoritaire, la placidité naturelle et la bienveillance proverbiale. Son irruption dans le grand duo d’amour du deuxième acte « Mir dies ? Dies, Tristan, mir ? » donne à entendre une voix profonde et ductile, vaillante dans les aigus et chaleureuse dans les graves.
Parmi les rôles auxquels Richard Wagner ne concède que quelques répliques, Peter Brathwaite compose un personnage de méchant monolithique que la dramaturgie ne permet pas de beaucoup approfondir. C’est dommage car son Melot a pourtant à faire valoir un timbre de baryton phonogénique. Alexander Robin Baker est, lui, un marin et un berger au timbre de ténor brillant. Un aigu craqué dans les premières mesures du spectacle témoigne du trac auxquels sont soumis les artistes lyriques un soir de Première mais le professionnalisme de ce jeune chanteur anglais lui permet d’assumer ensuite une interprétation habitée et parfaitement idiomatique. Il revient enfin à un artiste du chœur de Nancy, Yong Kim, de chanter la brève intervention du timonier, signe de la confiance du chef Leo Hussain dans les membres du chœur qui n’interviennent que très ponctuellement dans Tristan et Isolde, toujours depuis la coulisse.
Au terme de plus de cinq heures de spectacle, le public de cette Première en matinée salue chaleureusement la réalisation musicale mais réserve de discourtoises huées à Tiago Rodrigues et au reste de l’équipe technique. Dans le grand escalier et le hall du palais Hornecker où ils se pressent vers la nuit froide, les spectateurs nancéiens glosent à l’infini sur la représentation à laquelle ils viennent d’assister : Tristan et Isolde n’a pas plu à tout le monde mais ce spectacle a eu la vertu kafkaïenne de « briser la mer gelée en [eux] ».
Tristan, l’homme triste : Samuel Sakker
Isolde, la femme triste : Dorothea Röschmann
Brangäne, l’amie de la femme triste : Aude Extremo
Kurwenal, l’ami de l’homme triste : Scott Hendricks
König Marke, l’homme puissant : Jongmin Park
Melot, l’homme ambitieux : Peter Brathwaite
Un berger / Voix d’un jeune marin : Alexander Robin Baker
Un timonier : Yong Kim
Danseurs-chorégraphes, traducteurs : Sofia Dias, Vítor Roriz
Orchestre et Chœur de l’Opéra national de Lorraine, dir. Leo Hussain
Mise en scène : Tiago Rodrigues
Décors : Fernando Ribeiro
Costumes : José António Tenente
Lumières : Rui Monteiro
Dramaturgie : Simon Hatab
Texte additionnel : Tiago Rodrigues
Tristan et Isolde
Opéra en trois actes de Richard Wagner, livret de Richard Wagner. Créé le 10 juin 1865 au Théâtre royal de la Cour de Bavière, à Munich.
Opéra de Nancy, dimanche 29 janvier 2023
3 commentaires
Je suis très en accord avec votre papier, vous avez très bien exprimé le ressenti du spectateur en salle : intrigué par ce « concept » dans lequel on se laissait entrainer progressivement. Je suis d’accord avec la beauté du texte de Rodrigues sauf, comme vous le mentionnez, un second degré que j’ai personnellement trouvé déplacé.
P.S. le musicien qui joue du cor anglais est un hautboïste, non un corniste.
Je suis partie dès le 1er entracte.Si j’avais lu les critiques de l’opéra de Lorraine en 2023, je ne me serais pas infligée cette désolante représentation, réductrice, véritable nivellement par le bas, heureusement il restait la musique.Pauvre Wagner.J’ai au moins écourté ma souffrance en partant à la fin du 1er Acte.
Quelle tristesse que votre commentaire… Ce « Tristan » est probablement la plus originale production lyrique que j’ai vue depuis ces cinq dernières années et je regrette sincèrement que vous n’en ayez pas capté ce qui, selon moi, en constitue la beauté radicale. Je comprends cependant évidemment que l’on puisse ne pas adhérer à la vision de Tiago Rodrigues.