Faisant partie de cette poignée d’ouvrages pour lesquels le cadre du théâtre antique, chargé de fastes et d’une sentimentale noblesse, apporte un supplément d’âme, le chef-d’œuvre d’Amilcare Ponchielli retrouve enfin le chemin des Chorégies d’Orange.
Une production alliant spectaculaire et émotions intimistes
Dernier opéra programmé dans le cadre des Chorégies d’Orange 2022[1], La Gioconda n’avait plus été entendue au Théâtre Antique depuis 1983. Disons-le d’emblée : proposée quelque quarante ans après cette soirée où se produisait Montserrat Caballé, la nouvelle production du chef-d’œuvre de Ponchielli (un ouvrage particulièrement affectionné par Jean-Louis Grinda qui l’avait déjà mis en scène pour Palerme, Nice et Liège en 2006, dans un spectacle que nous avions alors eu l’occasion de voir) est, selon nous, l’une des plus abouties de l’actuel directeur des Chorégies.
Comme issue de l’un de ces romans crépusculaires et décadentistes fin-de-siècle[2], la Venise qui émerge de la mise en scène de Jean-Louis Grinda est faite des contrastes entre plaisir et douleur, énergie et volupté. Alternant les atmosphères luxuriantes et luxurieuses – éclatantes grâce aux costumes de Jean-Pierre Capeyron, aujourd’hui disparu mais ayant contribué aux précédentes éditions de l’ouvrage – et le côté festif et théâtral – à travers des scènes de genre à la couleur locale issue du carnaval, des régates mais aussi du théâtre de tréteaux de la commedia dell’arte – la scénographie n’en oublie pas pour autant le pendant lugubre et funèbre d’une cité des doges à la puissance finissante – l’action se déroule au XVIIe siècle – symbolisée en mapping video par une bocca del leone[3] au rictus diabolique inquiétant ou la projection d’un gisant, réservé à Laura par son époux sadique. De même, l’art de ces clairs-obscurs, ici consubstantiels au discours dramaturgique, est superbement mis en relief par les lumières de Laurent Castaingt et la vidéo signée Etienne Guiol et Arnaud Pottier où l’élément lacustre, évoqué par des eaux grisâtres sur fond de campanili, est omniscient et oppressant. Parachevant cette belle évocation scénographique où nous n’avons pu nous empêcher de penser à la cité, contemporaine de la version définitive de l’ouvrage, qui sera le dernier séjour de Richard Wagner, l’élément lunaire s’élève derrière des nuages et nous rappelle l’importance de cet astre dans les courants culturels symbolistes, proches du mouvement de la Scapigliatura auquel, on le sait, appartenaient Boito et Ponchielli.
Mais c’est encore la scénographie de la Danse des Heures au IIIe acte, se déroulant dans la Ca’ d’Oro, demeure fastueuse d’Alvise Badoèro, qui laissera peut-être au public du théâtre antique le souvenir le plus mémorable : chorégraphiée par Marc Ribaud – actuel maître de ballet à Stuttgart -, l’évocation par les excellents danseurs et danseuses de l’Opéra Grand Avignon des splendeurs du Grand Siècle rejoignant les délices de l’Antique est couronnée par la projection, sur la totalité du Mur, du Paradiso du Tintoret, tel qu’on peut le contempler au palais des Doges. Qui a dit que la mise en scène d’opéra s’était à jamais éloignée de l’esthétique du Beau ?
Les splendeurs d’une partition mises en relief par la direction vif-argent de Daniele Callegari
Comme Stéphane Lelièvre le rappelle dans son récent article sur la partition de La Gioconda, le langage musical de Ponchielli est ici à cheval entre plusieurs esthétiques, regardant tout à la fois vers le premier ottocento italien et vers une modernité musicale en marche partout en Europe. A la tête d’un orchestre philharmonique de Nice des grands soirs, attentif à la moindre inflexion d’une partition qui en regorge, Daniele Callegari continue sur la lancée du travail amorcé, la saison dernière, avec la phalange niçoise et dont nous avions déjà rendu compte pour Macbeth. Ouvertement, la partition du compositeur originaire de Crémone – ville dans laquelle Callegari a dirigé sa première Gioconda en 1996 – fait partie de celles à laquelle le maestro milanais voue une passion évidente : connaissant par cœur tant la partie musicale que vocale, le chef est attentif à chaque phrase de son orchestre, permettant ainsi aux divers pupitres plus particulièrement exposés (des courbes du violoncelle dans l’attaque du prélude à la finesse du cor et de la harpe dans l’air d’Enzo « Cielo e mar » en passant évidemment par la légèreté hyper précise des pizzicati des cordes au moment du ballet des heures) de fonctionner dans une démarche d’une parfaite homogénéité d’ensemble. Respirant avec son orchestre, Daniele Callegari est bien le pilote aux commandes lorsque quelques menus décalages avec les chœurs, au premier acte doivent être comblés ou, plus inquiétant, lorsque le plateau vocal trahit quelques fatigues, en particulier au quatrième acte. Un triomphe mérité pour le chef et son orchestre auquel il est indispensable d’associer les chœurs des opéras d’Avignon (chef de chœur Aurore Marchand), Toulouse (chefs de chœur Gabriel Bourgoin et Patrick-Marie Aubert) et Monaco, tous coordonnés par Stefano Visconti dont le goût pour ce répertoire « intermédiaire », développé en particulier dans son apport discographique important à l’œuvre de Mascagni – élève de Ponchielli au conservatoire de Milan ! – trouve ici matière à développement. Associé ici à la foule de Venise, au peuple de marins ou encore à la bonne société invitée à la Ca’d’Oro, le chœur fonctionne comme un véritable personnage auquel il revient, régulièrement, de faire (re)passer la scène des moments intimistes aux moments plus festifs. Tour de force qui trouve évidemment son acmé dans l’ampleur écrasante du concertato final de l’acte III parfaitement en place. Un très beau travail.
Une distribution qui aura joué de malchance…
Du plateau réuni à l’origine sur le programme, à l’exception des seconds rôles – tous excellents et dont on citera en particulier la voix sonore et parfaitement projetée du baryton roumain Serban Vasile, dans les quelques interventions d’un barnabotto de luxe ! – il ne restait donc au moment des répétitions que l’Alvise de la basse Alexander Vinogradov et la Laura de la mezzo-soprano française Clémentine Margaine.
Du premier, déjà applaudi à Monaco puis Marseille en Silva d’Ernani, on retiendra avant tout la rigueur stylistique et l’élégance du phrasé plus que la puissance du volume qui, surtout dans son air de l’acte III, fait quelque peu défaut mais ne met jamais en péril le niveau superlatif de la prestation. De la seconde, on ne sait quoi vanter le plus : ampleur de la voix sur tout l’ambitus, puissance du medium aigu, projection insolente (en particulier dans les élans retenus de certaines des phrases de l’exceptionnel duo avec Gioconda au II). Clémentine Margaine se trouve ici chez elle dans un répertoire où elle s’inscrit d’ores et déjà parmi les grandes titulaires du rôle et où les années à venir la verront sans doute incarner des princesses de Bouillon et autres Santuzza à suivre absolument.
Remplaçant le baryton mongol Amartuvshin Enkhbat initialement annoncé, Claudio Sgura délivre une performance vocale correcte mais qui n’impressionne, là encore, ni par le volume du médium – où se situe l’essentiel du rôle – ni, surtout, par la puissance de l’aigu, soumis à rude épreuve dans son monologue nihiliste « O monumento ! » comme dans la barcarolle « Pescator, affonda l’esca ». Du point de vue du jeu scénique, primordial ici, l’allure élancée de l’interprète fait quelque peu passer au second plan l’animalité de ce personnage, unique dans l’histoire de l’opéra, qui doit tout de même terminer l’ouvrage par un cri de rage – assez bien négocié par Sgura – seul véritable exemple dans la partition du vérisme musical à venir…
Autre personnage réclamant des moyens vocaux considérables, dans ce cas pour une contralto, la Cieca : à ce stade de sa carrière, Marianne Cornetti aborde pour la première fois ce rôle, elle qui a déjà chanté les deux autres sur de nombreuses scènes. Disposant d’un legato encore solide, la mezzo américaine délivre un impeccable « Voce di donna o d’angelo » où l’instrument sait faire preuve de souplesse et est parfaitement projeté. Une totale réussite.
La distribution des deux premiers rôles de l’ouvrage relève aujourd’hui de la gageure pour un directeur de théâtre et ses équipes. De fait, les artistes rompus à ces deux emplois particulièrement éprouvants ne sont pas légion sur l’ensemble des scènes internationales. Ayant dû annuler l’ensemble de ses récents engagements, Fabio Sartori, également programmé à la Scala en juin dernier, devait être initialement remplacé par Francesco Meli. C’est finalement Stefano La Colla que l’on retrouve dans le rôle du prince génois. Habitué du rôle, interprété en particulier dans la production d’Olivier Py à Bruxelles, La Colla est ce que l’on peut appeler un ténor vaillant, à la voix foncièrement lyrique et connaissant donc les difficultés d’une tessiture écrite ici pour un lirico spinto voire un ténor dramatique. De fait, si l’aigu est souvent claironnant, les moments de tension extrêmes de la partition où la voix est particulièrement exposée – le duo du I avec Barnaba, le final du II et bien évidemment l’éprouvant concertato du final du III par exemple – ne le trouvent pas au rendez-vous de ce qui est attendu. Pourtant, dans les moments élégiaques et lunaires du deuxième acte, Stefano La Colla trouve les réserves techniques nécessaires pour mettre en valeur la beauté des duos avec Laura.
De même, l’annulation juste avant le début des répétitions de la soprano espagnole Saioa Hernández a nécessité de trouver un soprano dramatique à l’endurance vocale hors-pair ! Habituée en particulier du rôle d’Abigaille, qu’elle a notamment chanté sous la direction de Riccardo Muti, la soprano hongroise Csilla Boross délivre une performance en demi-teinte. Après un premier acte où le volume vocal adéquat est bien présent et où l’on est agréablement surpris par la capacité de la chanteuse à alléger l’instrument et à négocier un aigu filé sur le magnifique « Enzo adorato ! Ah come t’amo! », un certain déficit dans l’extrême grave, dès le duo avec Laura au II, nous prive de cette violence quasi-animale du personnage, ici nécessaire. C’est d’autant plus dommage que l’aigu, lui, est bien présent, suffisamment puissant pour naviguer dans les difficultés et les sauts de registres de poitrine et de tête quasi-permanents. C’est ici que la respiration permise par l’adaptation des tempi du chef d’orchestre aura été, selon nous, d’un précieux secours à l’artiste, en particulier à l’acte IV, où, soudainement, la voix accuse une fatigue évidente dans le médium, devenu quasi-inaudible. Pourtant, comme dans le cas de son partenaire masculin, la technique de Csilla Boross est suffisamment aguerrie pour aller au terme des difficultés du rôle, présentes jusqu’à la fin de l’ouvrage, et de réussir ses ornements piqués lors du duo final avec Barnaba « Ebbrezza ! Delirio ! ».
Gros succès final et rappels nombreux du public pour l’ensemble du plateau et pour la musique d’Amilcare Ponchielli que les auditeurs de cette soirée auront peut-être envie de réécouter car elle est probablement celle de l’un des ouvrages les plus extraordinaires du répertoire mélodramatique italien.
Retrouvez les interviews de Jean-Louis Grinda et Daniele Callegari ici et là !
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[1] Signalons que la veille de cette représentation, vendredi 5 août, a eu lieu un magnifique concert : l’orchestre philharmonique de Nice, placé sous la direction de Lionel Bringuier, y a proposé une interprétation du Concerto pour violoncelle n°1 de Saint-Saëns d’une subtile poésie, mettant en relief le violoncelle d’Edgar Moreau, la deuxième partie du concert permettant de s’évader dans les horizons lointains d’une superbe exécution de la Symphonie n°9 de Dvorak
[2] On a souvent pensé en voyant ce spectacle au roman de Gabriele d’Annunzio Le Feu (1900) où Venise constitue l’un des personnages essentiels de l’intrigue.
[3] Bouche du lion servant à déposer les dénonciations dans la Venise des doges.
La Gioconda Csilla Boross
Laura Clémentine Margaine
La Cieca Marianne Cornetti
Enzo Grimaldo Stefano La Colla
Barnaba Claudio Sgura
Alvise Badoero Alexander Vinogradov
Zuàne Jean-Marie Delpas
Isèpo Jean Miannay
Un barnabotto Serban Vasile
Orchestre philharmonique de Nice, direction : Daniele Callegari
Chœur des Opéras Grand-Avignon, Monte-Carlo et Capitole de Toulouse, coordination : Stefano Visconti
Ballet de l’Opéra Grand-Avignon, chorégraphie Marc Ribaud
Mise en scène Jean-Louis Grinda
Décors et lumières Laurent Castaingt
Costumes Jean-Pierre Capeyron
Vidéo BK-France (Etienne Guiol et Arnaud Pottier
La Gioconda
Opéra en quatre actes d’Amilcare Ponchielli (1834-1886), livret d’Arrigo Boito (sous le pseudonyme de Tobia Gorrio (1842-1918) d’après le drame de Victor Hugo, Angelo, tyran de Padoue (1835), crée au Teatro alla Scala, Milan 8/04/1876 puis, pour la version définitive, 12/02/1880.
Représentation du samedi 06 août 2022, Théâtre Antique d’Orange.
1 commentaire
Dans l’ensemble une belle reussite pour ´la Gioconda’ , avec deux bemols qui nous ont géné: 1- dans les tableaux assombris (nuit, crepuscule) nous aurions aime un rai de lumiere sur Barnaba cache derriere la colonne, ou sur la Gioconda cachée elle aussi et ..en plus, tous habilles de noir. (Bof) / 2- et un raté c’est la .danse des heures’ malgre les tres bons danseurs: danseurs perdus sur la grande scene, du coup pas toujours dans le tempo, manque d’effets choregraphiques ( un peu brouillon, pas original, ou trop eparpillé); 4 qui dansent, 4 qui regardent, 2 qui …vont bouger.
Dommage…ça faisait .petit morceau vite fait, mal fait ».
Merci quand meme a tous pour le travail realisé et une mention +++ pour le chef d’orchestre.