Voyage d’hiver, Rouen, Chapelle Corneille, mercredi 5 novembre 2025
On ne sort jamais indemne de l’écoute d’une œuvre que Franz Schubert composa en 1827, quelques mois avant son décès prématuré. Cette soirée en donna une nouvelle preuve.
Après avoir chanté la veille Un requiem allemand de Brahms, Samuel Hasselhorn a proposé une version de traverse du Voyage d’hiver. C’est peu dire que son incarnation du dernier cycle schubertien était attendue, lui qui a déjà gravé quelques disques marquants consacrés aux ombres et lumières de Schubert (Licht und Schatten est le titre de son dernier album, paru chez Harmonia Mundi en début d’année), après une Belle Meunière au vrai souffle poétique et à l’émotion à fleur de peau (H.M., 2024). Comme pour ce cycle de 1824, les poèmes du Winterreise, sont de Wilhelm Müller, l’ami qui devait décéder en septembre de cette année 1827.
Or, le plus souvent, ce sont des ténors qui s’approprient le recueil schubertien dans une version transcrite. En 1993, la « transformation créatrice » (ce sont ses mots) pour ensemble de chambre que l’on doit à Hans Zender a défrayé la chronique, par ses choix radicaux, passionnants, faisant entendre Schubert autrement. Hans Peter Blochwitz a mis en valeur l’enregistrement princeps (RCA, 1995). Après son père Christophe (Kairos, 2000), Julian Prégardien s’en est saisi (Alpha, 2016), non sans avoir déjà chanté le cycle avec deux guitares en lieu et place du piano. Quant à Daniel Behle, il a proposé sa propre transcription, qu’il a enregistrée avec le trio avec piano d’Oliver Schnyder (Sony, 2013).
Ces adaptations en forme de relectures ne sont pas nouvelles. Dès 1830, les transcriptions pour quatuor à cordes ont beaucoup fait pour populariser les lieder de Schubert – même si ce passage du piano aux quatre instruments frottés pose de nombreux problèmes, tout en ouvrant un champ de possibles. Le monde schubertien appelle assez logiquement à l’audace d’une telle version. Ainsi le Quatuor Voyager en a proposé sa lecture, faisant ainsi office d’étrange seizième quatuor post-mortem (Solo Musica, 2000). Peter Schreier s’y est tardivement confronté avec le Quatuor de Dresde (Hänssler, 2005) quand Christian Elsner a laissé un beau témoignage avec le Quatuor Henschel (CPO, 2001) dans la version réalisée en 1967 par le compositeur Jens Josef.
Et les barytons ? Ils sont rares et c’est logique : le cycle fut composé pour cette tessiture. Alain Buet et le quatuor Les Heures du Jour ont su en donner une vision déchirante (Muso, 2019).
Dans ce concert, Samuel Hasselhorn était subtilement accompagné par quatre musiciens issus des rangs de l’Orchestre Normandie Rouen. À l’écoute, en symbiose avec le chanteur, ils ont su immédiatement installer un climat, fait d’une rare écoute mutuelle. Le violoncelle sait si bien évoquer le sombre « Engourdissement » (n°3) ou faire vibrer le bourdon hypnotique du « Joueur de vielle » (n°24), lorsque l’alto crée un monde fantomatique dans chacune de ses prises de parole. Les violons tissent un dialogue constant avec la voix, font entendre le bruissement du vent dans les feuilles du « Tilleul » (n°5), ou une stridence qui semble la voix d’un inconscient troublé sur les mots « et je songe encore au rêve » du « Rêve de printemps » (n°11). Et lorsque le premier violon termine seul, sur un souffle, « La tête du vieillard » (n°14), le temps est suspendu. La transcription du hautboïste-compositeur David Walter y est pour beaucoup, faisant entendre une palette sonore riche et âpre, parfois tendre, souvent d’une infinie tristesse. Ainsi cet arrangement instrumental confère à certains lieder un supplément de théâtralité. Au détriment d’une absolue intériorité ?
Dès l’attaque de « Gute Nacht », au tempo allant, la voix puissante de Samuel Hasselhorn s’élève, cisèle le mot – sans jamais aucune affectation – tonne (« Pourquoi devrais-je encore attendre que l’on me mette dehors ? »), se fait murmure (« En tes rêves, je ne te dérangerai point »). Ici un pianissimo désolé, là un léger silence comme à la fin de ce « Torrent » (n°6) Et si la voix s’enfle tumultueusement à la toute fin de « Sur le fleuve » (n°7), elle ne montre toutefois pas de fêlure intime, mais résonne d’une solitude désolée (n°12). Et « Le corbeau » (n°15) se termine par ce mot « fidèle jusqu’à la tombe » que le baryton crie une première fois avant de le murmurer dans un renoncement.
Humain, trop humain ? Exaltant le rejet amoureux comme l’indifférence du monde, la solitude et l’angoisse sourde, blanche. Regardant au loin comme le voyageur si cher à Schubert, sondant le mystère de la solitude avec une voix d’airain, un timbre magnifique, une diction absolue. On sent une révolte intérieure qui bouillonne.
Samuel Hasselhorn fut-il amené à forcer cette voix afin d’emplir le lieu ? Car voici la première des raisons qui fait de ce concert un moment problématique. Le lieu choisi, la sublime chapelle Corneille de Rouen, se prête-t-il à une telle partition, où l’intime le dispute aux fêlures intérieures ? Poser la question, c’est y répondre. De plus, un correctif inséré dans le programme indiquait que le lied « Mut » (n°22) avait été ajouté au dernier moment, portant ce récital à seize lieder au lieu de l’intégralité des vingt-quatre composés par Schubert… Seule la mention du titre du concert permettait de contourner cet « oubli » : Voyage d’hiver n’est pas le titre intégral du cycle. Mais rien d’autre ne précisait ces amputations. Pour faire bonne mesure, les trois premiers Moments musicaux D 780, également transcrits pour quatuor, s’intercalaient entre les lieder et, dès le « Gute Nacht » passé, venaient briser le récit, particulièrement lorsque le troisième cassait l’ambiance en apportant une note totalement hors de propos.
Pour éviter la frustration, il eût fallu, pour le moins, une note explicative qui eût mis en valeur les choix d’un spectacle original qui refusait de se dire tel. À quand Le voyage d’hiver intime, dans un lieu approprié, par l’immense Samuel Hasselhorn ?
Samuel Hasselhorn, baryton
Naaman Sluchin Tristan Benveniste, violons
Agathe Blondel, alto
Guillaume Heffler, violoncelle
Winterreise
Cycle de lieder (extraits) de Franz Schubert sur des poèmes de Wilhelm Müller (transcription pour quatuor à cordes de David Walter).
Rouen, Chapelle Corneille, concert du mercredi 5 novembre 2025

