Point n’est besoin de présenter ce chef-d’œuvre absolu de Bach, qu’est la Passion selon Saint Matthieu, monument éternel de la musique sacrée, qui bouleversa en son temps les conventions par des dimensions encore jamais atteintes. La Passion selon Saint Matthieu n’est pas seulement un récit musical ; c’est une expérience spirituelle et émotionnelle qui ne laisse personne indemne, à commencer par le chef, Thibault Noally, qui nous fit part de son épuisement après ces près de trois heures de pure merveille.
Pour cette unique soirée de festival, c’est une nouvelle approche d’interprétation fondée sur des recherches minutieuses des sources historiques sur cette œuvre qui nous est proposée. Nous sommes à cette occasion invités à remettre en question nos habitudes d’écoute pour découvrir des nuances et des motifs souvent négligés dans les versions plus traditionnelles. On découvre des sonorités que nous n’entendions plus, noyées qu’elles étaient dans une masse orchestrale par trop démesurée.
L’effectif vocal est réduit à un total de 12 chanteurs dont les protagonistes du drame qui chantent plusieurs parties solistes. Une exception pour les rôles qui demandent tant : ceux de l’évangéliste superbement incarné par Valerio Contaldo, et de Jésus, une partie que Sebastian Noak maîtrise parfaitement pour l’avoir chantée à de nombreuses reprises. Le chef a fait le judicieux choix de placer quatre chanteurs derrière l’orchestre et les huit rôles principaux devant. D’emblée on est plein d’admiration pour la capacité des chanteurs à passer de certains airs d’une beauté absolue, et tellement recueillis, aux parties chorales avec une facilité déconcertante.
Dès le monumental chœur d’entrée par lequel débute l’œuvre, « Kommt, ihr Töchter » , on est sous le charme. Qu’est-il encore besoin de ces chœurs et orchestres pléthoriques, témoins d’une autre époque, qui par moments ne laissaient que peu de place pour profiter d’une orchestration admirable ? Ce qui va se dérouler devant nous devient alors, vocalement, une majestueuse et gigantesque cantate de chambre, où chaque pupitre, cordes et bois seront tout autant à l’honneur que les voix, qui n’ont désormais plus besoin de se forcer pour se faire entendre.
Pour cette soirée de fête, sont en effet conviées de grandes voix.
Habitué de la musique sacrée de Bach, le ténor italien Valerio Contaldo se voit confier le rôle de l’Évangéliste chargé de ponctuer et commenter les 68 numéros. Sa diction est parfaite et sa projection vocale exceptionnelle. On le sent complètement habité par ce rôle ô combien écrasant dans lequel il nous transmet, à chaque moment, sa souffrance. Une ovation lui fut réservée au moment des saluts. On pourra le retrouver avec plaisir à Radio France le 25 avril dans Les Vêpres de la Vierge de Monteverdi.
Sebastian Noack, baryton allemand, est lui aussi familier du rôle de Jésus, pour avoir enregistré une très belle version de cette Passion avec la Netherlands Bach Society. Sa prestation aixoise fut hallucinante de justesse et de vérité.
Une mention spéciale pour la soprano française Julie Roset, gagnante du concours Laffont du Metropolitan opera 2022, lauréate du premier prix Operalia 2023 et Révélation Artiste Lyrique 2025. Elle aborda les quelques parties solistes avec un timbre de voix limpide et d’une beauté confondante, mais aussi une grande puissance. À chacune de ses interventions le temps était comme suspendu dans la salle…
Le baryton Tomas Kral, spécialiste de la musique baroque se produit régulièrement avec les plus grands ensembles tels que le Collegium Vocal de Gent, le Collegium 1704. Il alterne ici plusieurs rôles et les parties chorales, avec la même voix précise et puissante. On pourra le retrouver fin mai à Toulouse dans Les Boréades de Rameau.
Tous les autres chanteurs cumulèrent eux aussi plusieurs rôles en plus des chorals, et on ne peut une fois encore que saluer leurs prestations tout au long de ces 68 numéros, tous dignes d’éloge. Le choix étant cornélien, on retiendra quelques sublimes moments :
« Blute nur, du liebes Herz », n°8, où l’air de la soprano est ponctué par les accents dramatiques des flûtes, coupants comme de la glace.
« Ich will dir mein », n°13 fut un grand moment d’harmonie entre la voix soprano et les quelques pupitres de bois.
« Erbarme dich », n°39 , superbe air pour alto avec un magnifique solo de violon, dont les premières notes rappellent le « Ich Hab genug » de la cantate Bwv 82.
L’air « Gebt mir meinen Jesum wieder », n°42, pour baryton fut accompagné lui aussi par un violon soliste des plus brillants.
« Aus Liebe », n°49 air, pour soprano et seulement deux hautbois et traverso. Le dialogue y est d’une telle simplicité dans la tristesse qu’il nous prend aux tripes du début à la fin. Un des nombreux points d’orgue de cette soirée.
« Können Tränen meiner Wangen », n°52 pour alto fut un exquis moment de grâce par la fusion des cordes tout en finesse et d’une voix qui devint presque surnaturelle. Le tempo est d’une sérénité totale, à l’opposé de la lecture d’un Ton Koopman qui privilégie la vitesse d’exécution.
Enfin, les douze choristes chantent à l’unisson le chœur final « Wir setzen uns mit Tränen nieder » avec une telle ferveur qu’ils nous font définitivement oublier les grandes masses orchestrales de Richter ou Klemperer que nous avons encore dans l’oreille. Place enfin à l’introspection et au recueillement.
Le grand triomphateur de cette soirée fut l’orchestre Les Ambassadeurs – La Grande Écurie, rencontre exceptionnelle entre deux ensembles d’exception : La Grande écurie et la chambre du Roy fondé par Jean-Claude Malgoire à la fin des années 60, et Les Ambassadeurs, ensemble créé par Alexis Kossenko en 2012 et qui poursuit cette volonté de renouveler une approche créative. C’est Thibault Noally, premier violon des Musiciens du Louvre et fondateur de l’ensemble Les Accents, qui tient la baguette. Le voir diriger avec grâce, accompagnant chaque mesure d’une gestuelle qui semble presque chorégraphiée, est un réel plaisir ; d’autant que chacun des pupitres, cordes, bois, continuo ne mérite que des éloges. Et ce fut tout naturellement que le chef les fit applaudir un par un au moment des saluts.
Pour ceux qui n’auront pas eu la chance d’être présents à cette soirée mémorable, retransmise sur Radio Classique, rendez-vous au Théâtre des Champs-Élysées le 3 avril 2026, pour une reprise avec sensiblement la même distribution !
Julie Roset, soprano
Apolline Raï-Westphal, soprano
William Shelton, alto
Coline Dutilleul, alto
Valério Contaldo, ténor
Antonin Rondepierre, ténor
Sebastian Noack, baryton
Tomas Kral, baryton
Les Ambassadeurs – La Grande Écurie, dir. Thibault Noally
Passion selon saint Matthieu (Matthäus-Passion)
Oratorio de Bach de Jean-Sébastien Bach, créé en 1727 (1ère version) ; version définitive créée en 1736.
Festival de Pâques d’Aix-en-Provence, Grand Théâtre de Provence, concert du vendredi 18 avril 2025.
2 commentaires
Merci pour cette critique détaillée et enthousiaste pour le moins !
Pour moi qui ne suis pas spécialiste de Bach, elle soulève une question : Klemperer et Richter semblent remisés au grenier. Mais alors, que souhaitait donc Bach comme instrumentation pour cette œuvre ? Une partition avec de minutieuses précisions concernant le nombre d’intervenants (tant chanteurs qu’instrumentistes) ? Ou bien une totale liberté dévolue au chef, sur la constitution de l’orchestre et des chœurs ? Vous trouverez peut-être ma question naïve, mais pour un néophyte, c’est intrigant. Merci d’avance. 😉
Après les premières auditions entre 1723 et 1727, cette oeuvre un peu laissée de côté a été entièrement remaniée, voire, dénaturée par Mendelssohn en 1829 qui en donna une exécution avec un choeur de plus de 150 chanteurs et un orchestre symphonique au grand complet;. Une nouvelle tradition a commencé à s’installer; laquelle a pu donner à tort, à certains cette impression de lourdeur d’une oeuvre déjà démesurée pour l’époque. Et les Furtwangler, Scherchen , Richter et Karajan ont continué pendant des décennies à cultiver cela…jusqu’au renouveau du baroque avec le floraison de tant de nouveaux chefs et orchestres.