Faust à l’Opéra Bastille : tout ce qu’on est en droit d’attendre d’un spectacle d’opéra !

Crédits photos : © Monika Ritterhaus / OnP

Une vision surprenante, forte, émouvante, toujours en phase avec la musique qui la porte : le nouveau Faust proposé par l’Opéra Bastille offre tout ce qu’on est en droit d’attendre d’un spectacle d’opéra !

Lisez ici notre dossier consacré au Faust de Gounod, et l’interview que Benjamin Bernheim nous avait accordée avant le spectacle. 

Une vision forte constamment au service de l’œuvre

Que demande-t-on à une mise en scène ? Non pas qu’elle soit, forcément, traditionnelle ; non pas, nécessairement, qu’elle actualise le propos. Tout simplement qu’elle serve l’œuvre plus que le metteur en scène ; qu’elle en exprime la quintessence dramatique ; qu’elle se construise non pas contre mais à partir de la musique ; qu’elle nous surprenne en renouvelant la vision de l’ouvrage représenté,  que l’on connaît – ou croit connaître – sans pour autant le violenter ni plaquer dessus un discours qui lui est étranger.

Autant de qualités que l’on retrouve dans la mise en scène de Tobias Kratzer, dont l’originalité et la force nous surprennent d’autant plus que son Guillaume Tell lyonnais (2019) avait semblé plutôt convenu… On peut parfaitement ne pas adhérer à l’actualisation proposée par le metteur en scène, ni à l’esthétique extrêmement cinématographique qu’il donne à voir. Mais force est de constater qu’il se passe quelque chose de fort sur scène, que l’essence du drame est préservée et que l’opéra de Gounod, Barbier et Carré n’est défiguré par aucune élucubration du metteur en scène. Nous avons, pour notre part, été bluffé par la vision  puissante, cohérente, éminemment dramatique, de Kratzer (qui, loin de refuser à l’œuvre sa narrativité, la revendique et exhibe le plaisir qu’il prend à raconter une histoire), dont plusieurs images hantent longtemps la mémoire : celle du vieux Faust (excellent Jean-Yves Chilot), pitoyable, réapparaissant régulièrement et contraint de boire la drogue de Méphisto pour retrouver son apparence de jeune homme ;

celle de Faust et Méphisto volant dans les airs, rappel amusant du Méphistophélès dans les airs de Delacroix ; celle de Notre-Dame enflammée ; celle de Marguerite au tableau final, cherchant désespérément Faust et entrant dans l’appartement de celui-ci, déserté et vidé de tout meuble ; même celle de Siebel se sacrifiant in fine pour sauver Marguerite, seule véritable entorse au livret originel. Tous les poncifs de la mise en scène contemporaine ou presque sont convoqués : transposition de l’intrigue à l’époque contemporaine, usage de la vidéo – et en particulier de la « performance filmique » consistant à filmer les interprètes en direct et à projeter leur image sur scène –, vue en coupe 

des appartements occupés par les personnages, compartimentation de la scène équivalent à une sorte de multifenêtrage… Pourtant, jamais nous n’avons cette désagréable impression d’une succession de procédés ou de tics qui le plus souvent tient lieu de véritable vision. Ici, rien n’est gratuit, tout est mis au service du drame, de la technique au jeu d’acteurs, particulièrement fouillé et convaincant. À un ou deux détails près (un seul à vrai dire, la façon qu’a Méphisto d’offrir à boire à Valentin et ses amis lors de la kermesse, vraiment vulgaire), tout convainc et semble décupler la puissance du texte et de la musique. Rarement l’œuvre de Gounod aura à ce point paru dramatique et fantastique, avec certains tableaux véritablement angoissants : terrible scène « de l’église » où Marguerite, enfermée seule dans un wagon de métro, tente de se recueillir mais est harcelée par Méphisto, sans aucune possibilité de s’enfuir ni même de s’échapper par la pensée en écoutant de la musique au casque, lequel semble envahi par les chants infernaux.

Une équipe de chanteurs/acteurs remarquablement engagés

Musicalement, les choses sont un peu plus inégales… Au sommet, Benjamin Bernheim, dans un rôle qui n’a plus de secrets pour lui (il a récemment enregistré la version originale de l’œuvre pour le Palazzetto Bru Zane), remarquable d’engagement, d’intelligibilité, de musicalité et de nuances, avec comme toujours de superbes effets de voix mixte et de très beaux pianos, notamment dans le « Je t’aime » de la rencontre avec Marguerite, ou l’ut de « Salut, demeure chaste et pure »…(Retrouvez ici l’interview que Benjamin Bernheim nous avait accordée avant le spectacle). Florian Sempey est très à l’aise dans le rôle relativement bref de Valentin, avec une belle cavatine (sans le La bémol aigu conclusif, mais il n’est pas prévu par Gounod !), et une mort plus belle et plus prenante encore. Sylvie Brunet‑Grupposo, sous-employée, est une Marthe plus digne qu’à l’accoutumée et évidemment très bien chantante. On a entendu Michèle Losier en meilleure voix, laquelle a semblé parfois manquer un peu de velours… Mais son incarnation du jeune Siebel est pleinement convaincante et très touchante. Restent les cas de Méphisto et Marguerite. Loin d’être indigne, le chant de Christian Van Horn souffre d’un accent anglo-saxon assez prononcé et d’un style pas toujours parfaitement orthodoxe, l’interprète se laissant aller à certains effets expressifs n’appartenant pas toujours à la grammaire de l’opéra français. En revanche, le personnage existe et est tout sauf un diable d’opérette : son Méphisto est presque aussi glaçant et inquiétant que le mari de Rosemary dans le film de Polanski !  Nous aimons trop Ermonela Jaho (qui a chanté certaines Traviata  et Butterfly parmi les plus bouleversantes jamais entendues à Bastille) pour ne pas dire que Marguerite ne s’inscrit pas (plus ?) dans ses meilleures cordes. Les vocalises de l’air des bijoux (pourtant relativement sobres)  ne sont pas fluides, les registres parfois mal reliés, la justesse, ici ou là, est approximative… Passé le début du 3e acte, les choses s’améliorent et la chanteuse trouve de superbes accents dramatiques mais aussi des accents infiniment touchants dans la scène finale. Et surtout, l’actrice aura rarement été aussi convaincante, traduisant à merveille, tour à tour, l’innocence, l’épouvante ou le désespoir. 

Si l’on a déjà entendu les chœurs de l’Opéra plus homogènes et plus nuancés, l’orchestre s’est montré en grande forme, sous la conduite d’un Lorenzo Viotti qui, après une superbe Carmen dans les mêmes lieux en 2019, confirme décidément ses affinités avec le répertoire français, révélant toute la poésie mais aussi tout le dramatisme de la partition sans pour autant tomber dans certains excès véristes qui seraient ici tout à fait déplacés. À noter que la version proposée permet d’entendre les airs rarement chantés de Marguerite (« Il ne revient pas ») et de Siebel (« Versez vos chagrins ») au premier tableau du 4e acte, transposé dans un cabinet de gynécologie, Marguerite portant sans le savoir le bébé… de Méphisto.

Un spectacle musicalement abouti, visuellement cohérent, puissant, surprenant, toujours en phase avec la musique qui le porte : bref, tout ce qu’on est en droit d’attendre d’une représentation d’opéra. Quel dommage que le public soit privé d’une telle réussite… Vivement les reprises !

Et en attendant, ne ratez pas le streaming, disponible sur Culturebox…

Les artistes

Faust   Benjamin Bernheim
Méphistophélès   Christian van Horn
Valentin   Florian Sempey
Marguerite   Ermonela Jaho
Siebel   Michèle Losier
Dame Marthe   Sylvie Brunet-Grupposo
Wagner   Christian Helmer
Faust âgé   Jean-Yves Chilot (rôle muet)

Orchestre et chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Lorenzo Viotti
Mise en scène   Tobias Kratzer

Le programme

Faust

Opéra en 5 actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré, créé le 19 mars 1859 à Paris (Théâtre Lyrique)

Opéra de Paris Bastille, captation télévisée (mars 2021)