
La Reine de Carthage victime d’une campagne de désinformation : une relecture stimulante de l’opéra de Purcell
Pour sa sixième édition, l’OperaFest Lisboa prouve une fois de plus sa capacité à explorer toutes les facettes du répertoire lyrique : après le romantisme (Madame Butterfly, Un bal masqué, la Traviata), le vérisme (Carmen, Cav/Pag), la féérie (La Flûte enchantée, Le Petit Poucet) et l’opéra contemporain (Rigor Mortis, Jérémy Fisher, The Man of Dreams), l’équipe emmenée par Catarina Molder propose aux festivaliers une première incursion dans l’époque baroque. Et le coup d’essai se révèle convaincant.
Malgré sa brièveté, Dido and Aeneas est une œuvre jalonnée de chausse-trapes. Sa trame d’une simplicité trompeuse – Didon, reine de Cartahage, voit son amour pour le prince troyen Enée contrarié par des sorcières qui ourdissent un stratagème afin d’empêcher leurs noces, et finit par mourir de chagrin – semble déjouer toute relecture ; sa musique élusive pour petit ensemble procède par collages hybrides dans l’esprit du masque élizabethain, sans continuité thématique ; enfin, son aria finale – le « tube » de la lamentation de Didon – semble avoir quelque peu occulté la partition, et l’on songe à George Bernard Shaw disant des opéras de Bellini qu’ils sont de vastes océans où seules surnagent les îles « Casta Diva » et « Ah, non credea mirarti »…
À voir la scène XXL du grand amphithéâtre de l’Université de Lisbonne, on pouvait aussi craindre que le drame intimiste s’y perde. La mise en scène signée du chorégraphe Rui Horta dissipe d’emblée nos craintes : sa science du mouvement permet à l’ensemble de la distribution d’occuper l’espace de façon parfaitement naturelle, avec un va-et-vient savamment orchestré entre l’intime et l’extime, les scènes isolant les protagonistes et les moments où le chœur rassemblé devient une masse vivante. La sobriété des éléments de décor – un alignement de chaises façon Pina Bausch, de grandes tables évoquant tour à tour un lit nuptial ou une pierre tombale, un bloc de glace révélant ou trahissant la double nature des personnages – ajoute à la lisibilité de l’action scénique, tous comme les éclairages se défiant des clairs-obscurs trop esthétisants.
Mais c’est surtout la redéfinition des personnages posée dès la scène inaugurale qui retient l’attention. Coupe au carré, veste à épaulettes et cuissardes en latex, la Belinda d’Eduarda Melo qui arpente la scène d’un pas conquérant en multipliant les selfies – à moins qu’elle streame en direct pour ses followers – n’a rien de la fade suivante prêtant une oreille compatissante à sa maîtresse tourmentée par l’amour. Elle se révèle très vite manipulatrice, maniant les sourires et les étreintes avec une brutalité à peine dissimulée. Plus discrète mais pas moins inquiétante, la Seconde Dame (Beatriz Volante) semble elle aussi jouer un jeu trouble, qui échappe à la Didon tout en candeur campée par l’émouvante Margarida Simoes. L’Enée de Luis Rendas Pereira apparaît comme un héros également douteux, aussi factice que la musculature imprimée sur son t-shirt. La lecture très pessimiste de Rui Horfa décrit la cour de Carthage comme une ronde de personnages complotant à la perte de l’innocente Didon… Ce que confirme l’acte II, qui voit les suivantes de la princesse tomber le masque : toutes deux sont des sorcières servant la Magicienne, à laquelle Ana Cloe prête une présence scénique à la fois terrifiante et burlesque, tout comme le formidable Coro OperaFest transformé en une meute bestiale, éructante. Comme si la cruauté dont est victime Didon se doublait de trivialité, ultime insulte à la pureté des sentiments qui l’animent, un faux messager (Arthur Filemon), revêtu d’une banale tenue de coursier DHL, vient alors livrer sa fake news céleste : Jupiter ordonne à Enée de quitter sur le champ Carthage pour s’établir à Rome. Les noces tant désirées n’auront pas lieu. Dès lors, l’issue funeste apparaît comme une libération : la reine, constatant que l’élu de son cœur est prêt à renoncer à elle pour obéir aux ordres d’un faux dieu, préfère se laisser mourir, exhortant l’assemblée à se souvenir d’elle mais à oublier son destin pathétique.
Au diapason de la créativité scénique et de l’excellence vocale de cette production, le chef Marcos Magalhaes secondé par la claveciniste Martha Araujo montre que l’opéra de Purcell recèle bien plus de joyaux que son « When I am laid in earth » conclusif. Les Musicos do Tejos, phalange baroque qu’ils ont fondée voilà maintenant vingt ans, empoignent la partition avec verve et élégance, sans excès d’expressionnisme. Les tempi se gardent de tout emballement, les rythmes de danse sont scandés avec esprit. Tragédie ou bouffonnerie, élégie ou pastorale, rien de ce qui anime la musique de l’Orpheus Britannicus ne leur semble étranger. Quitte à improviser, si nécessaire, un saisissant orage aux sonorités bruitistes très contemporaines en prélude à la tempête de l’acte II… Enthousiasmant !
Dido : Margarida Simoes
Aeneas : Luis Rendas Pereira
Belinda et 1e sorcière : Eduarda Melo
Suivante et 2e sorcière : Beatriz Volante
Sorcière : Ana Cloe
Esprit : Arthur Filemon
Marin : Nuno Fonseca
Coro Operafest
Direction : Francisco Pinheiro
Os Musicos do Tejo
Direction musicale : Marcos Magalhaes et Marta Araujo
Mise en scène, décors et lumières : Rui Horta
Costumes : Claudia Efe
I Capuleti e i Montecchi
Tragedia lirica in due atti de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, d’après Giulietta e Romeo di Luigi Scevola, créé au Teatro La Fenice, Venezia, 11 mars 1830.
Reggio Emilia, Teatro Valli, dimanche 26 janvier 2025.