Reprise à Bastille de la Tosca de Pierre Audi, livre d’images toujours aussi somptueux
Pour attaquer sa nouvelle saison, l’Opéra-Bastille n’a pas précisément osé la prise de risque : depuis sa création en 2014, la production de Tosca par Pierre Audi a eu droit à trois reprises (en 2016, 2019 et 2021) et fait désormais partie des meubles de la maison parisienne.
Meubles encombrants en l’occurrence, puisque les décors de Christof Hetzer accueillent à chaque acte une gigantesque croix de béton qui s’élève peu à peu au-dessus des personnages, telle une épée de Damoclès brutaliste. Symbole certes pas des plus subtils du religieux qui pèse de toute son hypocrisie sur la destinée des personnages, mais la force de cette proposition scénique tient à ce que l’énormité de la structure n’écrase jamais l’action qu’elle surplombe.
Au premier acte, à peine identifiable comme croix, elle évoque un bunker posé au milieu de l’église Sant’Andrea della Valle, où Cavaradossi s’affaire devant, non pas un portrait de Marie-Madeleine ayant pris les traits de la marquise Attavanti, mais une étrange fresque symbolico-érotique évoquant davantage Puvis de Chavannes que l’iconographie religieuse. Au deuxième acte, elle couvre le cabinet de Scarpia au palais Farnèse, sorte de matrice de la terreur aux murs tendus de rouge annonçant le sang de Cavaradossi torturé par mais aussi celui du chef de la police secrète poignardé par le « baiser de Tosca ». Au dernier acte enfin, elle plane sur une lande désolée – exit la terrasse du château Saint-Ange – où campent les soldats du peloton d’exécution fatal au peintre et, par contrecoup, à la cantatrice. Trois tableaux distincts mais unis par la même sophistication visuelle, jusque dans leurs plus infimes échos – le sacré des prie-Dieu et des cierges côtoyant le profane de la fresque érotique et du panier de victuailles, la lunette astronomique et la sphère ancillaire de Scarpia, symboles de sa pulsion scopique toute-puissante, et les arbres décharnés comme autant de gibets de quelque Golgotha.
Mais l’opéra est un art total, sinon l’art total par excellence, et ce livres d’image, si somptueux et soigné soit-il, ne garantit pas la pleine réussite de cette soirée. La mise en scène, lisible à défaut d’être imaginative, laisse une impression mitigée. Ainsi, pourquoi avoir transformé le suicide final, bien réel, de Tosca en une sorte de vision abstraite (certes revendiquée par Audi) qui la montre avançant vers un Au-Delà aveuglant où elle convie l’infâme Scarpia à la rejoindre ? Pourquoi nous infliger ce sacristain façon Don Camillo qui roule des yeux effarés quand Cavaradossi le surprend à croquer dans une pomme ? Quant aux chassés-croisés répétitifs de Scarpia et Tosca autour de la table du cabinet, ils frôlent parfois la scène de slapstick et le comique involontaire…
Sur le plan musical, la soirée réserve de belles émotions et quelques déceptions. D’emblée, Joseph Calleja fait entendre des aigus à la peine dans l’ardu « Recondita armonia… »… et ne les retrouvera guère de toute la soirée. À cela s’ajoute une certaine monochromie de timbre, que vient compenser une prestation scénique investie et crédible. Le ténor maltais est plus à son aise dans un poignant E lucevan stelle, pris à un train de sénateur par l’autrement pétulant Gustavo Dudamel (nouveau directeur musical de la maison, tout récemment promu Officier des Arts et des Lettres). La direction du chef vénézuélien, d’une précision redoutable, laisse à chaque pupitre l’occasion d’étinceler, voire de rugir, mais les voix ont parfois du mal à transpercer le formidable mur sonore que l’orchestre dresse entre les chanteurs et le public. La fosse, plus souvent qu’à son tour, rivalise avec le plateau. Le ravissement sonore continu, c’est Bryn Terfel et Saioa Hernández qui nous l’offrent. Le premier reprend avec assurance un rôle qui l’accompagne de longue date (et qu’il tenait déjà sur cette scène en 2016), et déploie pendant plus de deux heures une vocalità jamais prise en défaut. Le timbre est séduisant, nuancé, impérial, toujours projeté à bon escient. Impressionnant d’abjection dans le magnifique – et, osons le dire, zeffirellien – « Te Deum… » qui constitue le climax de l’acte I, Terfel parvient à glisser une once d’humanité dans son personnage lors de l’effroyable parade de séduction de l’acte II. Alors, comme Tosca, on serait presque tenté par un geste de pitié devant le cadavre de l’odieux baron.
Pour ses débuts à Bastille, Saioa Hernández réussit un coup de maître. La soprano espagnole a bien profité des leçons de Montserrat Caballé et de Renata Scotto, la Floria Tosca de l’enregistrement légendaire de James Levine : diction irréprochable, dosage subtil des effets propres au répertoire vériste (une sorte de vérisme « décanté », perceptible par exemple dans d’infimes graves poitrinés), passages tout en élégance d’un registre à l’autre. Et une théâtralité qui ne vient jamais pallier d’éventuelles déficiences vocales. Joyau de la soirée, son « Vissi d’arte » déclenche une frénésie d’applaudissements telle qu’on croit un instant à un bis…
Le reste du plateau vocal ne démérite pas : on retiendra l’Angelotti aux abois de Sava Vemic et le Spoletta obséquieux de Michael Colvin, dont le timbre métallique sert au mieux la veulerie du personnage. Si, on l’a dit, le jeu scénique de Renato Girolami ne convainc pas, son Sacristain bien chantant apporte à l’atmosphère étouffante du drame une dose de légèreté bienvenue.
Alors certes, le risque était en grande partie absent de cette soirée inaugurale, mais la manière était là. Aucune raison, donc, de bouder notre plaisir…
Floria Tosca : Saioa Hernández
Mario Cavaradossi : Joseph Calleja
Baron Scarpia : Bryn Terfel
Cesare Angelotti : Sava Vemic
Le Sacristain : Renato Girolami
Spoletta : Michael Colvin
Sciarrone : Philippe Rouillon
Un geôlier : Christian Rodrigue Moungoungou
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris
Direction musicale : Gustavo Dudamel
Maîtrise des Hauts-de-Seine/Chœur d’enfants de l’Opéra national de Paris
Chef des chœurs : Alessandro Di Stefano
Mise en scène : Pierre Audi
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Décors : Christof Hetzer
Lumières : Jean Kalman
Costumes : Robby Duiveman
Tosca
Melodramma en trois actes (1900), livret de Giuseppe Giacosa et Luigi Illica d‘après la pièce homonyme de Victorien Sardou, créé au Teatro Constanzi à Rome le 14 janvier 1900.
Opéra de Paris Batille, représentation du samedi 03 septembre 2022.