Aida, Opéra Bastille, samedi 1er novembre 2025
Aida inattendue, Aleksandra Kurzak s’empare du rôle, ouvrant vraisemblablement une nouvelle phase de sa carrière
Programmée en alternance, à partir du 7 octobre, avec Ewa Płonka dans le rôle-titre, la seconde distribution de la nouvelle production d’Aida de l’Opéra national de Paris a connu une modification de taille pour les deux dernières soirées, affichant, première surprise, Aleksandra Kurzak en esclave éthiopienne. Dans notre compte rendu de la première, nous avions considéré avec circonspection l’interprétation de Saioa Hernández. Réserves qui n’avaient fait que se confirmer à l’occasion d’une deuxième écoute, le 1er octobre, au point que nous nous étions demandé si la cantatrice espagnole irait au bout des représentations prévues. À ce stade de sa carrière, il serait sans doute judicieux d’abandonner le personnage, comme cela semble être déjà le cas dans les mois à venir.
Avec Aleksandra Kurzak nous planons décidément sur d’autres sphères. Pour la soprano polonaise, il s’agit presque d’une prise de rôle, puisqu’elle n’avait jusque-là abordé la captive sacrifiée qu’une seule fois, l’été dernier, dans l’environnement bien particulier des Arènes de Vérone. Saluons donc l’impressionnant travail de préparation accompli en amont car nous assistons ce soir à une incarnation déjà très fouillée et fort aboutie en tous points. Dès son apparition, dans le bref trio avec Amneris et Radamès, s’imposent la solidité du haut du registre et une ligne maîtrisée sans condition, couronnées par des notes piquées vertigineuses. Si l’air du premier acte laisse à peine transparaître les limites de l’étendue de l’instrument, la qualité de l’élocution et un portamento exceptionnel se voient enrichis d’une variation des couleurs extrêmement expressive, afin de signifier le conflit des sentiments, entre l’amour pour son bien-aimé et les affects familiaux. Le duo avec Amneris se singularise par une grande noblesse, l’inflexion se faisant alors angélique, comme cela sied à la situation. La romanza de l’acte III conjugue à la fois ampleur, projection et soin du phrasé, les duos avec son père et son amant se distinguant respectivement par la sincérité du propos dramatique et par l’intelligence du texte. Des notes filées mémorables viennent enfin magnifier le finale III. C’est dans ces moments que l’interprétation d’Aleksandra Kurzak atteint son zénith. Cristalline dans l’épilogue du tombeau, elle insuffle à ses accents la pureté appropriée à la situation.
Il est parfois bienvenu de devoir changer d’avis. Nous n’avions pas totalement aimé le Radamès de Gregory Kunde que nous avions entendu aux Arènes de Vérone en août 2024. Deuxième surprise : dans une salle plus traditionnelle, malgré les contraintes qu’imposent les dimensions de l’Opéra Bastille, le rendu est bien différent. Si le comédien est toujours un peu gauche, si l’attaque de sa romanza peut encore poser quelques minimes soucis de justesse (mais il est vrai que Verdi n’a pas fait de cadeau aux ténors en la plaçant dans les toutes premières battues), si l’aigu est par moments négocié, quoique très adroitement, le récitatif s’impose par un phrasé rare et l’air par un legato de premier ordre. Éclatant à souhait dans le duo du Nil, il entre en parfaite osmose avec Amneris dans le duo du chantage.
Royale dans tout l’acte IV, Judit Kutasi, déjà Azucena sur cette même scène, atteint au paroxysme lors d’un tableau du jugement où prime la puissance. Ses premières interventions, jusqu’au duo avec sa rivale, s’embarrassaient néanmoins d’un vibrato trop excessif que ne justifiait guère la profusion du volume. La palette chromatique et l’efficacité du propos dans la menace venant pallier quelques sons tubés.
Troisième surprise : les débuts à l’Opéra national de Paris d’Enkhbat Amartüvshin que le public de la capitale n’avait entendu qu’épisodiquement au Théâtre des Champs-Élysées dans le Don Carlo d’Ernani, en novembre 2019. La chaleur du timbre irradie dès la scène triomphale pour nourrir plus tard le débat d’âme du père-guerrier.
Faisant à son tour ses preuves sur la première scène nationale et dans l’œuvre en même temps, Dmitry Matvienko dirige consciencieusement les phalanges de la maison d’où ressortent tout particulièrement les cordes et les vents, ostensiblement dans le ballabile de l’acte II, malgré, au tout début de ce même tableau du triomphe, la mise en difficulté certaine des chœurs, par ailleurs toujours excellents, comme à l’accoutumée.
Ovations bien méritées pour les quatre rôles principaux au rideau final.
Il Re : Krzysztof Bączyk
Amneris : Judit Kutasi
Aida : Aleksandra Kurzak
Radamès : Gregory Kunde
Ramfis : Alexander Köpeczi
Amonasro : Enkhbat Amartüvshin
Un Messaggero : Manase Latu
Sacerdotessa : Margarita Polonskaya
Orchestre et Chœurs de l’Opéra national de Paris, dir. Dmitry Matvienko et Ching-Lien Wu
Mise en scène : Shirin Neshat
Décors : Christian Schmidt
Costumes : Tatyana van Walsum
Lumières : Felice Ross
Chorégraphie : Dustin Klein
Dramaturgie : Yvonne Gebauer
Aida
Opéra en quatre actes de Giuseppe Verdi, livret d’Antonio Ghislanzoni, créé à l’Opéra khévidal du Caire le 24 décembre 1871.
Paris, Opéra Bastille, représentation du samedi 1er novembre 2025

