Francesca da Rimini, Teatro Regio de Turin, vendredi 10 octobre 2025

Magnifique réussite au Teatro Regio de Turin, qui propose un titre encore trop rare (Francesco da Rimini) dans une production en tout point réussie, aussi bien scéniquement que musicalement !
Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai ouvre la saison 2025-2026 du Teatro Regio de Turin, une inauguration qui marque également le début du mandat d’Andrea Battistoni en tant que nouveau directeur musical. Le jeune maestro véronais, qui a maintes fois déclaré son amour pour le répertoire italien de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle, aborde l’un des titres les plus emblématiques de cette période : une œuvre qui, après des décennies d’oubli, connaît une renaissance surprenante grâce à des productions importantes comme celles de Paris (2011), Strasbourg et Milan (2018) et Berlin (2021).
L’histoire des deux amants « dantesques », immortalisée par les vers du chant V de l’Enfer, a inspiré des musiciens de différentes époques – de Paisiello à Mercadante, de Thomas à Rachmaninov – mais la version de Zandonai, sur un livret de Tito Ricordi tiré de la tragédie de D’Annunzio interprétée par Eleonora Duse en 1901, reste la plus ambitieuse et la plus complexe. Dans le « poème de sang et de luxure » de Gabriele D’Annunzio, le librettiste élague résolument le texte original tout en conservant l’aura précieuse et archaïsante de l’original, parsemant la partition de termes désuets, d’images opulentes et de cadences faussement anciennes. Dans un italien si varié et recherché, même les surtitres en anglais deviennent de précieux alliés pour suivre le fil de l’histoire !
Lorsque l’œuvre fut créée au Regio de Turin en 1914, la musique italienne était à la recherche de nouvelles orientations. L’époque du vérisme touchait à sa fin, et Zandonai, bien que fils de cette tradition, en brisait les frontières pour s’ouvrir à un langage plus moderniste, imprégné de suggestions symbolistes et impressionnistes. Sa Francesca perd les traits d’une victime passionnée à la Mascagni ou à la Giordano et devient une créature plus spirituelle, presque préraphaélite, suspendue entre sensualité et rêve. Dans la partition, les influences de Wagner et de Debussy s’entremêlent avec l’héritage mélodique italien : les phrases suspendues, les modulations fluides, les mélanges de timbres renvoient davantage à Pelléas et Mélisande qu’à Cavalleria rusticana. Francesca da Rimini, plus que le dernier opéra vériste, peut donc être considéré comme le premier véritable opéra italien moderne.
Plus d’un siècle après la création de l’œuvre, Andrea Battistoni reprend le flambeau dans son domaine de prédilection. Sa direction, vigoureuse et transparente, met en valeur la complexité d’une partition qui alterne raffinements de musique de chambre et puissants élans symphoniques. Le maestro dirige un Orchestre du Teatro Regio en grande forme, avec des gestes fluides et assurés, dessinant des architectures sonores de grande envergure et soignant avec une attention méticuleuse les passages dynamiques. Les moments les plus marquants explosent dans toute leur puissance, mais sans jamais sacrifier les détails. L’orchestre devient ainsi un personnage à part entière, protagoniste d’un récit musical qui amplifie et accompagne les émotions des personnages. Le chœur, dirigé par Ulisse Trabacchin, contribue avec précision et cohésion à la réussite globale, offrant une sonorité pleine mais jamais lourde, toujours claire dans l’articulation du texte.
La distribution, choisie avec intelligence, soutient avec autorité la structure musicale et théâtrale. Barno Ismatullaeva incarne une Francesca pleine de tempérament : voix ambrée, timbre plein, aigus lumineux s’allient à une présence scénique qui conjugue fierté et fragilité. En tant que protagoniste, elle vit de contrastes, entre passion et culpabilité, désir et condamnation : un portrait intense et humain. À ses côtés, Roberto Alagna – malgré une écriture vocale difficile – prête au personnage de Paolo, le beau-frère, sa musicalité incomparable, le don d’un timbre splendide et le charme de la maturité scénique, trouvant des moments d’émotion authentique dans le duo final. George Gagnidze est un Gianciotto, le frère boiteux, solide et violent ; Matteo Mezzaro incarne Malatestino, le frère borgne, insinuant et agressif ; Devid Cecconi incarne avec efficacité le cruel Ostasio.
Les quatre dames de Francesca – Valentina Mastrangelo (Biancofiore), Albina Tonkikh (Garsenda), Martina Myskohlid (Altichiara) et Sofia Koberidze (Donella) – forment un quatuor vocal harmonieux et d’une grande finesse, presque un chœur grec qui accompagne et reflète les émotions de la protagoniste. La Samaritaine de Valentina Boi est délicate et intense, tandis que Silvia Beltrami (Smaragdi), Enzo Peroni (Ser Toldo Berardengo) et Janusz Nosek (Giullare) complètent efficacement la distribution, aux côtés des seconds rôles incarnés par Daniel Umbelino, Eduardo Martínez et Bekir Serbest.
Son patronyme, Bernard, est le même que celui du metteur en scène qui, l’année dernière, ici à Turin, avait mis en scène le projet des trois Manon, le Français Arnaud Bernard. Mais Andrea Bernard est italien – originaire de Bolzano, non loin donc de Rovereto, la ville de Zandonai – et il a vingt ans de moins. Récompensé par le Prix Abbiati en 2024, après les récents succès de Tancredi et L’Ercole amante, il signe aujourd’hui une mise en scène d’une cohérence raffinée et d’une grande force poétique. Bernard aborde le texte monumental de D’Annunzio avec une lecture lucide et sensible, le dépouillant de sa patine décadente pour le restituer à l’urgence de notre époque. Sa Francesca n’est pas une héroïne languissante, mais une femme consciente, qui choisit l’amour comme un acte de liberté, même au prix de sa ruine.
Le décor, conçu par le scénographe Alberto Beltrame et savamment éclairé par Marco Alba, se concentre dans un espace unique – la chambre de Francesca – qui devient tour à tour refuge, théâtre intérieur et métaphore de la mémoire. Tout est baigné d’une lumière qui semble venir de l’intérieur, des souvenirs de la protagoniste : au début, nous la voyons assise sur une chaise de cinéma, observant l’histoire se dérouler derrière un voile, comme sur un écran. Ce n’est que plus tard que nous la voyons entrer en action. Les doublures d’elle-même et de sa sœur Samaritana, toutes deux enfants sur scène, sont un artifice prévisible de la mise en scène moderne, mais il est ici plus que justifiable. Les costumes d’Elena Beccaro placent les personnages dans un temps suspendu, entre le Moyen Âge évoqué et la contemporanéité allusive. Bernard construit un récit visuel d’une grande élégance, ponctué de symboles et de gestes minimaux : la Samaritaine en fauteuil roulant fait allusion à sa mort entre le troisième et le quatrième acte ; les chaussures rouges déposées au pied du lit avant le finale en disent plus long que mille mots sur la conscience du destin féminin. Son théâtre est fait d’images intérieures, de silences éloquents, de figures qui se déplacent comme dans un rêve agité : une mise en scène qui accompagne la musique plutôt que de la dominer, en respirant à son rythme.
Au total, il s’agit une production très cohérente et évocatrice, qui réconcilie le spectateur avec un titre souvent mal compris. Grâce à la direction inspirée de Battistoni et à la mise en scène poétique de Bernard, Francesca da Rimini se révèle pour ce qu’elle est vraiment : non pas un vestige du vérisme, mais un pont vers la modernité, une œuvre tournée vers l’avenir, capable de parler encore à notre époque avec la force d’un mythe éternel. Le public nombreux l’a compris et a applaudi avec conviction et insistance tous les protagonistes du spectacle.
Paolo : Roberto Alagna
I Capuleti e i Montecchi
Tragedia lirica in due atti de Vincenzo Bellini, livret de Felice Romani, d’après Giulietta e Romeo di Luigi Scevola, créé au Teatro La Fenice, Venezia, 11 mars 1830.
Reggio Emilia, Teatro Valli, dimanche 26 janvier 2025.