Don Giovanni, festival d’Aix-en-Provence, 4 juillet 2025
Don Giovanni ouvre l’édition 2025 du Festival d’Aix, dans une mise en scène peu convaincante qui fait de Don Giovanni un monstre pédophile au charme déclinant. Mais l’interprétation musicale est de qualité, à commencer par la direction superlative de Simon Rattle.
Idées dramaturgiques, incohérences et "forçages"...
Bien sûr, l’action ne se déroule pas à Séville au XVIIe siècle. Mais dans une station de métro puis, à la fin, dans quelque chose qui ressemble à un hôpital, avec un seul lit sur la partie supérieure, et une palanquée d’infirmiers et de perfusions.
On l’aura compris, la mise en scène se veut contemporaine. À Aix-en-Provence, il fallait s’attendre à une adaptation novatrice dans sa critique sociale, voire sa provocation. C’est le cas. À la faveur des systèmes d’idées à la mode, la mise en scène est signée Robert Icke, la scénographie Hildegard Bechtler, la dramaturgie Klaus Bertisch. D’excellentes réinterprétations, çà et là, s’intègrent à une ligne directrice s’appuyant sur des incohérences et des confusions.
Le « dissolu puni », autrement dit Don Giovanni, est un jeune homme tout de blanc vêtu, façon survêt’ cool à capuche, assez doux somme toute, propre sur lui, pas vraiment junky ; banal. Mais notre héros est davantage que ce playboy dont parle Bertisch dans le programme du spectacle. Chez Mozart, c’est une Force de Vie et de Mort, à la fois érotique et métaphysique. Tout est permis dès lors que l’on comprend son pouvoir exceptionnel de séduction. Si le jeune homme barbu décontracté du Grand Théâtre de Provence était une star du rap, avec tous ses attributs visuels, corporels, son aura sociale, sexuelle, symbolique, l’on pourrait saisir son incroyable emprise sur la gent féminine. Mais non, même le comédien semble ne pas croire en lui-même, en sa force d’envoûtement ; il ne cherche rien ; c’est le contraire du pervers narcissique, de l’hypnotiseur mortifère. Tout cela fait « pchiiit ».
De plus, le Don Giovanni d’Aix doit être placé sur la liste des prédateurs pédophiles. À de nombreuses reprises apparaît en effet une fillette de moins de dix ans ; lors de la scène du balcon, c’est vers elle que grimpe notre blanc benêt. Sur quoi se fonde cette dramaturgie ? Dans la scène du catalogue, il est dit que, de toutes ses conquêtes, il aurait une préférence pour les « débutantes ». Et hop, cela nous envoie dans le monde des enfants. Aujourd’hui, il faut tuer Don Giovanni ; le disloquer tel Orphée de retour des enfers. Il aime les femmes d’âge mûr (Donna Elvira), de toutes conditions sociales, il aime l’Humanité dès lors qu’il sent « un odor di femina ». Alors, on le fait désirer une fillette. Logique ?
À lire les explications de Bertisch, surgissent des incohérences entre l’idée dramaturgique et la mise en scène. Selon Bertisch, la sérénade « au balcon » ne s’adresse pas à un personnage prépubère mais à la servante d’Elvira. Les cris d’Anna émanent d’une tentative de séduction, voire d’une agression, il n’est pas fait mention d’un « viol », car toute la subtilité de l’œuvre repose sur cette ambiguïté. De même, il est question de « lutte », de « duel », et Bertisch ne mentionne pas un coup de poignard dans le dos du Commandeur.
Le rapport de Don Giovanni avec Leporello est lui aussi biaisé, vu que le valet domine le maître, au début, et lui dit ce qu’il doit faire. Le problème est qu’il faut bien « faire avec » le texte de 1787 écrit par Da Ponte, et du coup, les significations, la contre-histoire que veut imposer le dramaturge sont souvent forcées et même contredites. À tout cela s’ajoutent des projections vidéo (signées Tal Yarden) dont on peine à comprendre l’utilité ; on se doute qu’il s’agit d’une sorte de couche signifiante supplémentaire venant tuer davantage le monstre masculin. Parmi les incohérences et forçages en tous genres, signalons la mort du Commandeur. Le surtitrage traduit « forcer » (Sforzar) par « violer ».
C’est sur cette base incertaine (moins explicite que le « viol ») et complexe (car Anna sera toujours attirée par son prétendu agresseur, ce que montre très bien la version aixoise) que débute l’opéra. L’idée est de faire de Don Giovanni un monstre bien au-delà du briccone (« coquin ») dont parle Leporello. Après avoir déclaré qu’il avait agressé, il fallait qu’il fût un assassin éhonté. Alors qu’il s’agit d’un duel à l’épée chez Mozart, chez Icke/Bechtler/ Bertisch le Commandeur ne sort pas d’arme ; Don Giovanni porte un coup de poignard dans son dos, sans prévenir. Cela se déroule dans une sorte de parking souterrain (qui s’avèrera être une station de métro) ; des bruitages et sonorités électroacoustiques surviennent dès le départ, ce qui donne à croire qu’on assistera à une autre tendance à la mode : ajouter des effets sonores et musiques « nouvelles technologies » à la musique classique de Mozart. Cependant – ouf ! – il n’en est rien : ces compositions sonores viennent juste sonoriser le lieu, et s’éclipseront peu à peu.
Quant au fait de mettre l’action dans un métro, rien ne le justifie a priori ; si ce n’est l’envie de ne pas reproduire un jardin, un balcon, une maison : pas assez urbanisés, pas assez postmodernes ? Pour rester sur le mode technologique, un effet bien imaginé est le fait de ne pas faire jouer le « quintette » de la scène finale par des instruments de l’orchestre, mais de diffuser un enregistrement de type disque vinyle ; même si l’utilité dramaturgique du procédé est douteuse (le fantôme du Commandeur médite dans une sorte de chambre en hauteur), le principe sonore tient la route.
Une réussite est la composition du personnage de Zerlina ; Madison Nonoa, non dénuée de charme, en fait une séductrice volage – une « femme Libre » –, et son duo avec Masetto, pour le ramener vers elle après son escapade avec Don Giovanni, est très convaincant. Cette complexité se retrouve chez Donna Elvira, qui aimera et détestera tout à la fois Don Giovanni jusqu’au bout.
Il n’y a plus de Cimetière ni d’effroi bien perceptibles.
Don Giovanni termine l’opéra comme un pantin taché d’un sang venu d’on ne sait où, traînant une perfusion, à l’article de la mort ; le banquet n’en est pas un, c’est tout au plus un repas morbide ; toute la dimension œdipienne du défi de l’Autorité et de la Mort a du plomb dans l’aile. Don Giovanni a l’air de se transformer en Commandeur, une sorte de spectre.
L’ultime tableau final des Vengeurs vengés, incarnation de l’Ordre social, statiques, paraît encore plus inutile dans ce spectacle déconstructiviste qui, s’il avait pu, aurait bien coupé à la serpe ce genre de vieillerie made in Da Ponte.
L’esprit divague. On se demande ce qui avait pu pousser Mozart et Da Ponte, ces frères Francs-Maçons, à choisir un tel sujet. Ont-ils voulu montrer tout le mal qui gît dans l’âme d’un « Athée stupide » doublé d’un « Libertin irréligieux » (pour reprendre les Constitutions maçonniques d’Anderson) ? Et donc, s’agit-il de montrer à quel point il s’écarte d’une Loi morale universelle ? Le paradoxe est que les deux frères étaient les premiers à s’encanailler, à tromper (et se voir trompés), à parjurer, faire la fête, à jouer et à « pratiquer le vice »… Mozart aurait même séduit l’épouse d’un frère de sa loge… Est-ce le compositeur ou bien son héros qui s’écrie : “Viva les femine ! Viva il buon vino !” ? ou la Liberté, idéal maçonnique : « Viva la Libertà !” ?
Mais la représentation d’Aix-en-Provence n’a pas forcément l’intention de servir les auteurs ; la Fidélité ou la Vérité de l’œuvre, on n’y croit plus ; il faut réinterpréter, à sa guise. Foin de la dimension « buffa » de ce dramma soi-disant giocoso ! Car il s’agit, selon Bertisch, d’une « série d’aventures amoureuses ratées ». En effet, le héros n’a plus la même aura. D’où peut-être l’aspect « banal » précité en pyjama blanc. Les différences sociales sont abolies ; la robe bustier blanche à volants de la soubrette surclasse les autres. Est-ce la fin d’une époque ? La fin du droit de cuissage et du patriarcat ? Pourquoi pas ?
Bertisch insiste sur le symbolisme de la poignée de mains. Elle est synonyme d’accord voire de serment, comme la promesse de mariage à Zerlina, ou celle du Commandeur, au départ et à la fin. L’on peut éventuellement retrouver une toile de fond maçonnique : le mauvais compagnon qui renaitrait en maître pour finir. Il semble que Don Giovanni, une fois mort, se relève également par une poignée de main spéciale, tout transformé en la figure du Commandeur… Intéressante interprétation !!! Dommage qu’elle ne soit pas assez explicitée par la mise en scène tout au long de l’opéra.
Une belle interprétation musicale, dominée par Simon Rattle et la Donna Anna de Golda Schultz
L’Orchestre symphonique de la Radiodiffusion bavaroise dirigé par Sir Simon Rattle, installe dès l’Ouverture la diversité de ses couleurs et sa fluidité ; le chef est capable de faire ressortir des timbres inattendus d’une partition que l’on croyait connaître si bien. Quelle inventivité, quelle vitalité ! Un tempo assez rapide est conféré à l’andante initiale, qui ne veut pas s’attarder sur trop de solennité et de terreur. On notera toutefois un régulier décalage rythmique entre certains chanteurs et l’orchestre, dont il est difficile de trouver la cause. Une autre difficulté est l’acoustique certainement liée aux décors de type « métro » sur deux étages, engendrant un aplatissement de certaines voix comme celle de Madison Nonoa en Zerlina.
Golda Schultz, en Donna Anna, surclasse son ténor lyrique de partenaire, Don Ottavio. Ce dernier, incarné par Amitai Pati, possède une belle voix colorée, homogène, plaisante, dans son air « Dalla sua pace », mais qui manque de puissance, et fait piètre figure face à la grande présence de Golda Schultz, de loin la chanteuse la plus remarquable de la soirée.
Andrè Schuen n’incarne pas un Don Giovanni convaincant mais ses qualités de musicien ne sont pas en cause. Au contraire son air du champagne (« Fin ch’ han dal vino ») est bien passé, de même que toutes ses prestations ; une voix timbrée, homogène, assurée.
Le Leporello de Krzysztof Bączyk en impose, non tant par la taille (certes il surplombe son maître) que par la largeur vocale ; ce baryton-basse est un peu plus sombre, et il n’a rien à envier à Don Giovanni : une voix en devenir.
Magdalena Kožená campe une Donna Elvira extrêmement agitée, et le fait à merveille ; son activité physique et son émotivité quasi baroques dépolissent cependant certains airs qu’on a l’habitude d’entendre plus ronds.
Clive Bayley est parfait en tant que Commandeur, tant dans son jeu d’acteur que par la pertinence de sa voix de basse pour ce rôle, sans cependant apporter un éclat terrifiant.
La voix de Madison Nonoa apparaît dès l’abord trop faible, mais sortie du contexte du « métro », surtout dans ses airs où sa voix peut être appréciée en soliste, elle ravit les oreilles par un timbre velouté quoique léger, et un jeu élaboré d’actrice.
Son compère Masetto, chanté par Paweł Horodyski, est lui aussi d’une belle assurance vocale de bout en bout.
À saluer au passage le cascadeur Marc Sonnleitner qui dévale les escaliers.
Le public a applaudi les interprètes, en particulier Golda Schultz et Simon Rattle, mais – bien sûr – une bonne partie de la salle a hué avec force la mise en scène.
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Trouvez ici Golda Schultz en interview !
Don Giovanni : Andrè Schuen
Leporello : Krzysztof Bączyk
Donna Anna : Golda Schultz
Donna Elvira : Magdalena Kožená
Don Ottavio : Amitai Pati
Il Commendatore : Clive Bayley
Zerlina : Madison Nonoa
Masetto : Paweł Horodyski
Enfant : Daphné Guivarch
Cascadeur : Marc Sonnleitner
Figurantes et figurants : Laurène Andrieu, Nastia Bagaeva, Caitlin Dailey, Maëlle Desclaux, Chloé Lendormy, Ivana Testa, Emilie Vaudou, Jean-Baptiste Cautain, Victor Martinez Caliz
Mise en scène : Robert Icke
Scénographie : Hildegard Bechtler
Costumes : Annemarie Woods
Lumière : James Farncombe
Chorégraphie : Ann Yee
Vidéo : Tal Yarden
Son : Mathis Nitschke
Dramaturgie : Klaus Bertisch
Illusions : Chris Fisher, Will Houstoun
Coordinateur de cascades : Ran Arthur Braun
Collaborateur artistique à la mise en scène : Gilles Rico
Don Giovanni
Dramma giocoso en deux actes de Wolfgang Amadeus Mozart, livret de Lorenzo Da Ponte, créé le 29 octobre 1787 au Théâtre des États de Prague.
Festival d’Aix-en-Provence, 4 juillet 2025.
1 commentaire
Je n’ai pas vu le spectacle et me garderai de rédiger une critique, mais enfin : une scène située dans une station de métro, un hôpital psychiatrique, de la musique écoutée sur des vinyles, un personnage féminin grimé en infirmière, un autre sous perfusion,… Il me semble que cette mise en scène collectionne les poncifs et clichés dont nous abreuvent les metteuses et metteurs en scène depuis des années. Vivement que le Festival d’Aix dépoussière enfin l’opéra en nous évitant, chaque année, de telles redites !