Annoncé comme un « concert chorégraphié », cette version très personnelle des Indes Galantes de Rameau surprend à plus d’un titre.
En 2019, l’Opéra Bastille accueillait une version iconoclaste de l’intégrale de ces Indes Galantes dirigée par Leonardo Garcia-Alarcon avec la chorégraphie de Bintou Dembélé, figure majeure du mouvement Hip-Hop en France. Succès public[1], plus encore que critique, auquel les artistes ont décidé de donner une suite qui soit transportable d’un théâtre à l’autre. Cette soirée inaugurait donc une tournée qui va les conduire à Madrid, Lyon, Bordeaux jusqu’à Milan, l’Angleterre et Sao Paulo dans les six mois qui viennent, pour dix-huit représentations. C’est dire l’importance accordée à ce projet.
On sait que Leonardo García Alarcón accorde à la danse une place de choix (il en parle avec passion dans son livre d’entretiens), lui qui aime à rappeler ses liens organiques la liant avec les musiques baroques. Son rapport privilégié avec les chorégraphes l’amène donc à reprendre cette collaboration avec Bintou Dembélé, dans une version resserrée de l’œuvre, soit deux heures de musique découpée avec subtilité et faisant la part belle aux danses. Ajoutons que le jeu de lumières a été particulièrement soigné, avec une omniprésence de néons et moult effets de fumées, ainsi qu’une spatialisation qui amène parfois chœurs et solistes à chanter depuis le balcon, avec des effets saisissants.
Musicalement, le plaisir est intense, grâce à des musiciens hors pair formant un orchestre fruité, charnu, dynamique. Dès l’ouverture, l’agilité unifiée des violons, le mordant du basson et des hautbois, les couleurs acidulées du traverso ont donné le ton. Et l’on voit le chef danser, car sa direction et son balancement sont une chorégraphie en soi, avant que peu à peu le noir total se fasse pendant que la Cappella Mediterranea continue de jouer. Saisissante entrée pour ce spectacle si original. Les trompettes naturelles, plus d’une fois sollicitées et surexposées, font des prodiges alors que le continuo ravit par ses couleurs. Le choix d’un étagement des musiciens en trois blocs distincts s’avère tout à fait judicieux.
Le plateau vocal est étincelant, à commencer par le Chœur de Chambre de Namur flexible, incisif, toujours homogène alors que ses membres sont souvent appelés à se joindre aux danseurs, voire à occuper seuls le plateau tout en dansant. Les choristes sont éclatants dans « La gloire nous appelle », terrifiants dans le déchirement de la tempête, bouleversants dans « Fuyez astre du jour », qu’ils chantent assis.
De l’aventure de l’Opéra Bastille, on a plaisir à retrouver Mathias Vidal, toujours aussi investi, à la projection idoine, à la vitalité vocale inchangée. La basse Andreas Wolf impressionne dès son entrée par la profondeur de son timbre, l’énergie qui en rayonne avec toutefois une prononciation perfectible.
Les deux sopranos se répartissent rôles et airs. Dès son entrée, la fidèle Ana Quintans fait des merveilles, comme toujours, avec un timbre fruité, des aigus cristallins, une présence majestueuse et une diction parfaite. Mutine dans « Musettes résonnez », elle est impériale et touchante dans la scène de tempête.
Quant à Julie Roset, récompensée l’an dernier par le Concours Operalia, son air « Papillon inconstant » n’est pas aussi poétique que souhaité, en raison du tempo très vif choisi par le chef. Mais elle offrit un moment de grâce absolue avec un moment suspendu, son « Viens Hymen » qu’elle chanta à jardin depuis le balcon, dialoguant avec le flûtiste placé à cour. On le sait, Leonardo Garcia-Alarcon utilise l’espace dans un esprit purement baroque, le chœur étant même à un moment réparti tout en haut de la salle.
Il reste que le lien avec la danse n’est pas toujours évident. Bien sûr, il y a la tellurique Danse des sauvages[2] qui enflamma Bastille et les réseaux sociaux il y a cinq ans, dégageant ici une sauvagerie très appuyée.
Pourtant, le résultat global semble encore inabouti. La faute n’en incombe absolument pas aux forces musicales, mais bien à l’aspect chorégraphique et scénique. Trop souvent le plateau reste nu, seulement occupé par les solistes. Le contrepoint dansé se fait attendre et lorsqu’il vient, c’est avec quelques pas esquissés, quelques bras balancés en rythme. Certains choix interrogent : suffit-il d’agiter quelques capes dorées pour nous embarquer dans la danse ? Lorsque Mathias Vidal chante avec fougue « Hâtez-vous de vous embarquer », rien ne se passe, en contradiction avec l’urgence de la musique et les rythmes acérés choisis par le chef : les danseurs sont immobiles, couchés. Contraste voulu entre la hâte de fuir et l’impossibilité d’échapper à son humaine condition ? De fait, la puissance des danses ne rencontre que trop peu les harmonies baroques.
Certes, il reste quelques images fortes. Mais puisque l’ambition du spectacle est de « stimuler l’imagination », on aimerait que la danse soit plus présente pour y aider. Nul doute que quelques ajustements règleront ces manques d’une première.
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[1] Voir la danse des sauvages 2019.
[2] Entretien croisé entre Leonardo Garcia-Alarcon et Alain Brunet sur L’Horizon Musical en 2019 :
Julie Roset et Ana Quintans, sopranos
Mathias Vidal, tenor
Andreas Wolf, basse
Chœur de Chambre de Namur – Cappella Mediterranea – Leonardo García Alarcón, direction
Structure Rualité – Bintou Dembélé, direction artistique et chorégraphique
Les Indes galantes
Opéra-ballet de Jean-Philippe Rameau, livret de Louis Fuzelier, créé en 1735.
Boulogne-Billancourt, La Seine Musicale, concert chorégraphié du mercredi 21 mai 2025