La traviata, Grand Théâtre de Genève, 14 juin 2025
Accueil chaleureux pour une troupe vocale bien assortie
Trois, voire quatre Violetta se relaient à la scène pour une partition chamboulée
Comme la réalisatrice le précise elle-même dans le programme de salle, l’idée directrice de cette nouvelle production genevoise de La traviata est bien celle de ne pas « montrer sur scène quelque chose de trop véridique » mais plutôt « quelque chose de surréel », sans que l’on sache si l’on se trouve dans un rêve, dans un cauchemar ou dans la réalité. Et pour ce faire, Karin Henkel choisit de revenir à Alexandre Dumas fils chez qui il n’y a aucune réconciliation possible, dans un XIXe siècle où « on fait commerce de tout et de rien », et elle conçoit son propos comme une série de flash-backs au cours desquels l’héroïne assiste à son propre enterrement.
Si l’approche n’est pas tout à fait nouvelle (Zeffirelli docuit il y a près de soixante-dix ans), la singularité de cette lecture réside dans la distribution du rôle-titre à trois, voire à quatre,* interprètes : la Violetta des souvenirs, celle de la maladie et celle de la mort. Pour nous y retrouver, nous les appellerons donc Violetta 1, 2 et 3.
Le rideau se lève ainsi sur une grande salle années 1930 qui pourrait être à la fois un hall d’hôpital ou le foyer d’un théâtre où des draps blancs déclinent le slogan « Mon cadavre préféré ». Ce décor unique (Aleksandar Denić) restera inchangé pendant toute la représentation. Entre alors Giorgio Germont, tenant par la main une fillette (Violetta 4 ?) qu’il maquille et qu’il met aussitôt en vente en lui accrochant au cou une pancarte : « à vendre ». Elle sera vite achetée par un homme d’âge mûr. Proxénète, le rôle du père s’affirme d’emblée comme celui d’un accroc à la bouteille et, plus tard, comme le tenancier d’un tripot de Paris. Jusque-là nous sommes dans le domaine des transpositions d’une certaine forme de Regietheater, ou de ce qui s’en inspire, comme nous en avons vu à foison depuis des décennies. La véritable innovation de la metteure en scène réside, en revanche, dans l’imposition d’un charcutage systématique de la partition. Qu’à cela ne tienne…
Nous commençons donc par la fin. Après le prélude de l’acte III et le récitatif avec Annina (Yuliia Zasimova), Violetta 2 (la soprano Martina Russomanno) entame la seconde strophe de son air, cependant que Violetta 3 (la danseuse et chorégraphe Sabine Molenaar) est enterrée. La fillette prononce les mots : « J’étouffe ». Soulignons que sur le plan vocal ce n’est pas une situation idéale que de commencer de cette manière. Privé de son prélude, l’acte I nous plonge directement in medias res, pendant la fête où des invités endossant des costumes vaguement issus de La Guerre des étoiles (Teresa Vergo) se trémoussent, notamment le Marchese d’Obigny de Raphaël Hardmeyer, puis s’amusent à tripoter le cadavre de Violetta 3. Violetta 1 essaie une robe-sirène des plus vamps, tandis qu’Alfredo, chemise ouverte, arbore une barbe de trois jours qui le fait ressembler à un rescapé de la mer. Le tout se déroule comme dans un film dont on projette les séquences, caméra à l’appui. Violetta 2 assiste au brindisi de son lit d’hôpital, alors qu’on emporte le cercueil de Violetta 3. Devant tout ce fatras, le spectateur a bien du mal à entrer dans un concept qui ne démarrera jamais véritablement.
Une confirmation et deux prises de rôle prometteuses
Heureusement Enea Scala connaît à la perfection son Alfredo et entraîne Ruzan Mantashvan, en prise de rôle, dans un tourbillon bien rodé, sa diction exemplaire faisant des miracles, malgré un léger durcissement du timbre. Tout cela paraîtrait plutôt prometteur si Violetta 1 ne voyait son reflet chez Violetta 2 et, puisque tout est commerce et qu’on a engagé une seconde soprano, il faut lui faire chanter quelques répliques. Ce qui, plus grave, se renouvelle dans l’andantino qui suit, mettant en péril un équilibre qui n’existe pas entre les deux cantatrices : une Violetta 1, bien articulée, maîtrisant savamment sa ligne et son legato, laissant la place à une Violetta 2 au timbre davantage charnu et sans doute plus idiomatique (l’interprète a récemment inscrit le personnage à son répertoire lors d’une série de représentations strasbourgeoises). Un écart de volume est également perceptible entre les deux artistes. Violetta 1 enjolive enfin sa cabalette, assai brillante, de belles vocalises, tenues avec souplesse.
C’est à l’acte II que l’on retrouve le prélude de l’acte I. Et puisque tout est commerce, faisons se contorsionner Violetta 3, sans véritable justification par ailleurs. L’air d’Alfredo se distingue par la richesse du phrasé dans l’andante et par l’aisance de l’allegro, malgré quelques imperceptibles écarts de justesse dans le récitatif. Germont père fait alors irruption sans être annoncé (suppression du personnage de Giuseppe). Giorgio au phrasé exceptionnel, Luca Micheletti, débutant aussi dans le rôle, incarne un géniteur impérieux dans ses refus et extrêmement intériorisé. Il amène cette fois une autre jeune femme, la « giovin sì bella e pura » qui, bien évidemment, n’est pas à vendre. Dommage qu’il soit à son tour obligé de se partager entre Violetta 1 et Violetta 2, établissant tout de même une bonne entente avec la première qui parvient à donner vie au drame, notamment par une admirable ascension vers la partie haute du registre. C’est ensuite Violetta 2 qui écrit à Alfredo, tandis que Violetta 3 s’impose une sorte d’auto-crucifixion en s’accrochant à l’un des néons. Violetta 4 vole la feuille du message. Pendant l’air de Germont, Alfredo est ceinturé et bâillonné sur l’ordre de son père. Homme affreux s’il en est, ce dernier laisse néanmoins transparaître quelque remords dans l’expression du visage, à moins que ce ne soit un mouvement de pitié de la part du comédien. Relevons les beaux effets piano de l’andante et le travail d’orfèvrerie sur les insinuations de la cabalette. Un véritable bonheur dont ne nous prive heureusement pas ce tripatouillage de la partition, comme on aurait pu le craindre, suivant une certaine tradition désormais révolue.
L’entracte a lieu entre les deux tableaux de l’acte III, péché véniel, puisque maintenant cela se produit régulièrement dans les meilleures salles. Le défilé des « zingarelle » et des toréros est le prétexte à l’entraînement d’un match de boxe qui aura lieu pendant le duo entre Violetta et Alfredo… suivez mon regard : en voilà un symbole !!! Une Violetta 1 à la fois expressive et émouvante donne quand même la réplique à un Alfredo très ductile. On emporte deux cadavres.
Pas de prélude à l’acte III, déjà entendu, mais Violetta 4 qui fredonne le « Libiamo », pendant que l’on dépose le cercueil, avant de lire la lettre d’Alfredo dans sa traduction en français… un clin d’œil à la source ? L’air de Violetta est privé de sa deuxième strophe, puisque nous l’avons déjà entendue au début, et l’écho du Carnaval est remplacé par une reprise du brindisi. Le dernier duo entre Violetta 1 et son bien-aimé atteint un degré de sensualité inespéré dans une telle accumulation d’incohérences. Sans doute parce que, enfin, on la laisse chanter sans interruption. L’interprète atteint ainsi un niveau tragique singulier. Violetta 3 est en sang, alors que les notes conclusives laissent à nouveau la place à quelques accords du prélude de l’acte III.
Verdi, c'est du théâtre avant tout
L’opéra est un genre à part entière. On le sait. Il tire le plus souvent ses sources d’œuvres littéraires mais, comme toute adaptation, même cinématographique ou dramatique, il donne lieu à des ouvrages entièrement originaux et indépendants. Il est donc vain et désuet de réclamer le retour à Dumas lorsqu’on joue Verdi. Comme le drame s’émancipe à son tour du roman, cette Dame aux camélias que Karin Henkel aurait pu choisir de mettre en scène dans un autre contexte… Mais, si tout est commerce, les recettes ne sont pas forcément toujours les mêmes… L’opéra répond par ailleurs à une dramaturgie qui a ses propres règles, et si Verdi et Piave n’ont pas prévu de flash-back, il doit sûrement y avoir une raison. Ils sauront, en revanche, très bien y recourir dans La forza del destino et Verdi avait atteint des sommets du genre, avec Cammarano, dans Il trovatore. Comme le rappelle si bien le chef Paolo Carignani dans un entretien qui semble illustrer sa conception de La traviata antérieure à cette expérience et qui se verrait ce soir tout particulièrement éludée, « Verdi, c’est du théâtre avant tout ». Du très bon théâtre, ajouterais-je… à bon entendeur… Sous sa direction, l’Orchestre de la Suisse Romande s’illustre par son savoir-faire, de même que le Chœur du Grand Théâtre de Genève, remarquable.
Très compétent, le public genevois fait un très bon accueil à la troupe. L’équipe de la production est, en revanche, rappelée à l’ordre.
Violetta Valéry : Ruzan Mantashvan
Flora Bervoix : Yuliia Zasimova
Annina : Élise Bédènes
Alfredo Germont : Enea Scala
Giorgio Germont : Luca Micheletti
Gastone : Emanuel Tomljenović
Barone Douphol : David Ireland
Marchese d’Obigny : Raphaël Hardmeyer
Dottore Grenvil : Mark Kurmanbayev
Double chantant de Violetta Valéry : Martina Russomanno
Double dansant de Violetta Valéry : Sabine Molenaar
Orchestre de la Suisse Romande et Chœur du Grand Théâtre de Genève, dir. Paolo Carignani et Mark Biggins
Mise en scène : Karin Henkel
Décors : Aleksandar Denić
Costumes : Teresa Vergo
Chorégraphie : Sabine Molenaar
Dramaturgie : Malte Ubenauf
La traviata
Melodramma en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave, créé au Teatro La Fenice de Venise le 6 mars 1853.
Genève, Grand Théâtre, représentation du samedi 14 juin 2025.