Liège cède au chant de la sirène RUSALKA !

L’Opéra Royal de Liège a récemment fait part de son souhait d’élargir son répertoire à certaines œuvres un peu plus septentrionales… À en croire le très grand succès remporté par cette Rusalka, le pari est gagné !

On a peine à croire que la Rusalka de Dvořák ait mis du temps à s’imposer hors du pays natal du compositeur : la première française de cet opéra n’eut lieu, en effet, qu’en 1982 (à l’Opéra de Marseille) ! L’œuvre est maintenant présente sur toutes les scènes lyriques hexagonales et internationales, et même absolument omniprésente : après avoir été programmée à Limoges à la fin de l’année 2021, l’œuvre a été montée au Capitole de Toulouse en octobre 2022 ; en juin dernier, elle faisait son entrée à la Scala ; le nouveau spectacle de Jean-Philippe Clarac et Oliver Deloeuil, récemment chroniqué sur Première Loge, a quant à lui été vu à Bordeaux, Avignon, et est en ce moment même repris à Nice ; et Reims a tout récemment proposé la vision de l’œuvre signée Paul-Émile Fourny !

L’Opéra Royal de Wallonie-Liège a pour sa part fait appel à Rodula Gaitanou, jeune metteuse en scène membre du Jette Parker Young Artists Programme du Royal Opera House de Londres, et nommée en 2019 dans la catégorie « metteur en scène de l’année » aux International Opera Awards. À rebours des relectures transposant les œuvres dans un contexte contemporain et tentant avec plus ou moins de succès d’actualiser les problématiques qu’elles recèlent, Rodula Gaitanou s’en tient aux enjeux dramatiques présents dans le texte de Jaroslav Kvapil : passion amoureuse, sacrifice, tentation de l’infidélité, remords, rédemption, sans renoncer (il faut lui en savoir gré !) aux dimensions  fantastique et si profondément romantique dont sont imprégnés  le livret et la musique. Le fantastique réside dans la volonté affichée de respecter la scission entre le monde réel des humains et celui des ondins où évoluent les nymphes, l’Esprit du lac et Ježibaba, qui conserve bel et bien ici son statut de sorcière (Nino Surguladze en traduit parfaitement l’étrangeté, physique – étonnant maquillage – et vocale, grâce à une projection sans faille et certaines sonorités gutturales dans le registre grave). La séparation entre les deux univers est symbolisée d’une part par un rideau de fines lanières, d’autre part par une grande ellipse figurant la frontière entre le monde aquatique et le monde terrestre, une ellipse qui peut au gré des tableaux descendre vers le plateau ou monter vers les cintres. L’idée est simple mais habile : en fonction de la position de l’ellipse, nous nous trouvons soit au fond des eaux, soit à la surface de l’eau, soit sur terre. Un procédé esthétiquement séduisant et qui fonctionne parfaitement, sauf peut-être à l’acte II où, bien que l’action se déroule sur la terre ferme, dans le palais du Prince, l’ellipse se trouve située en hauteur… Le spectacle, quoi qu’il en soit, progresse efficacement, avec une bonne dose de poésie.  Tous les tableaux n’ont pas, cependant, la même force, et n’emportent pas forcément l’adhésion : ainsi, le ballet des invités du Prince, s’il est clair dans ses intentions (traduire la vulgarité des êtres humains par-delà  leurs apparentes bonnes manières et leurs élégants costumes), convainc moyennement ; de même, il est dommage que, pour traduire la concupiscence de la Princesse étrangère, Rodula Gaitanou ait cédé à certains procédés assez éculés (la princesse plaque ostensiblement sa main sur l’entrejambe du Prince avant de le chevaucher lascivement..). Mais certaines scènes sont réellement marquantes, telles celles de Rusalka mélancoliquement figée sur son grand escalier, laissant tomber vers le sol sa longue traîne, telle une petite sœur de Mélisande… ; celle où elle découvre, émerveillée, ses nouvelles jambes et essaie maladroitement quelques pas ; ou encore la très émouvante scène finale, avec un jeu d’acteurs subtil, très travaillé. Bravo également à Cordelia Chisholm pour ses élégants costumes et surtout sa très belle scénographie.

Musicalement, la soirée est pleinement réussie. Le trio des nymphes (Lucie Kaňková, Kateřina Hebelková, Sofia Janelidze) est d’une très belle homogénéité vocale. Le jeune Alexander Marev, dans la chanson du Chasseur, fait preuve d’une étonnante assurance. Hongni Wu est un garçon de cuisine plein d’aisance scénique et fait entendre une voix efficacement projetée tandis que son compère le Garde forestier est incarné par un Jiří Rajniš plutôt sobre et très soigné vocalement. Jana Kurucová (la Princesse étrangère), malgré quelques légères fluctuations dans l’aigu, impressionne par son engagement et sa puissance vocale.
Excellent, l’Esprit du lac d’Evgeny Stavinsky, qui se révèle ici l’un des tout premiers éléments du plateau : la jeune basse propose de Vodnik un portrait plein de noblesse et d’’humanité, porté par un chant raffiné et très émouvant (superbe « Bĕda ! Bĕda ! » au deuxième acte !). Anton Rositskiy avait fait sensation sur cette même scène en remplaçant au pied levé, dans l’Otello de Rossini, Sergey Romanovsky, devenu subitement aphone après quelques minutes de spectacle seulement. Il revient cette fois-ci « par la grande porte », et met sa belle voix souple et agréablement colorée, moins légère qu’il n’y parait (il surmonte aisément les tutti de l’orchestre, par exemple à la fin du premier acte) au service du rôle du Prince, assez éprouvant par sa longueur et par la densité orchestrale à laquelle il doit faire face. Quant à Corinne Winters, elle remporte un tel triomphe qu’on hésite presque à émettre un léger bémol ; cette voix, ample, dense, au médium et aux graves richement colorés, manque peut-être légèrement de transparence dans les pages de pur lyrisme et de poésie, tel le célèbre « Chant à la lune » du premier acte ; elle est en revanche parfaitement adaptée aux éclats plus dramatiques du second acte et, quoi qu’il en soit, son engagement (vocal et scénique) est tel qu’il balaie in fine toute réserve : ne reste que la force d’une interprétation très travaillée et hautement émouvante.

Un fois encore, on est impressionné par le travail accompli par les forces de la maison (chœur et orchestre) sous la houlette de Giampaolo Bisanti. Dans une œuvre qu’ils interprètent pour la première fois (et un répertoire qui ne leur est guère familier…), ils font preuve d’une parfaite rigueur mais aussi d’une poésie constante, traduisant au mieux la puissance dramatique de l’œuvre ainsi que sa mélancolie si particulière et si prégnante…  
Le directeur Stefano Pace et le chef Giampaolo Bisanti avaient fait part, lors d’une conférence de presse, de leur désir d’élargir le répertoire de l’Opéra de Liège (où l’on chante souvent en français et en italien…) à certaines œuvres un peu plus septentrionales… À en croire le très grand succès remporté par cette soirée, le pari est remporté haut la main !

Les artistes

Rusalka : Corinne Winters
Vodnik : Evgeny Stavinsky
Le Prince : Anton Rositskiy
Kněžna / La Princesse étrangère : Jana Kurucová
Jezibaba, la Sorcière : Olesya Petrova
Hajny, le Garde forestier : Jiří Rajniš
Kuchtík, le Garçon de cuisine : Hongni Wu
Nymphe de la forêt 1 : Lucie Kaňková
Nymphe de la forêt 2 : Kateřina Hebelková
Nymphe de la forêt 3 : Sofia Janelidze
Lovec, le Chasseur : Alexander Marev

Orchestre et Chœur de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Giampaolo Bisanti
Mise en scène : Rodula Gaitanou
Décors et costumes : Cordelia Chisholm
Chorégraphie : Gianni Santucci
Lumières : Simon Corder
Vidéos : Dick Straker

Le programme

Rusalka

Opéra en trois actes d’Antonin Dvorak, livret de Jaroslav Kvapil d’après des ballades tchèques traditionnelles de Karel Jaromir Erben, créé le 31 mars 1901 au Théâtre national de Prague.
Opéra Royal de Wallonie-Liège, représentation du jeudi 25 janvier 2024.