Démodé le péplum ? L’Opéra de Lyon fait souffler un vent de salutaire modernité sur Moïse et Pharaon

Moïse et Pharaon à l’Opéra de Lyon

Créée au festival d’Aix-en-Provence l’été dernier en partenariat avec les forces de l’Opéra de Lyon, cette production de Moïse et Pharaon aborde à présent aux rives du Rhône et de la Saône. Mise en scène par le jeune artiste bavarois Tobias Kratzer, elle tend aux spectateurs un miroir sans concession où se reflètent les hypocrisies, les hésitations et les compromissions de nos sociétés occidentales face aux crises migratoires.

Et c’est en couleurs !​

Les années 1820 et le règne de Charles X n’ont pas bonne presse : marquée par le reniement des valeurs révolutionnaires et le retour d’une forme de monarchie réactionnaire, cette période est aussi, dans l’histoire des Arts, un temps de production boursoufflée, historicisante et souvent très mal connue. La production lyrique n’y échappe pas qui voit Rossini, auréolé de ses années napolitaines, s’installer à Paris, prendre la direction du théâtre des Italiens et poser les bases d’un genre que Meyerbeer après lui portera à son acmé.

Tout dans le livret et la partition de Moïse et Pharaon est effectivement aux antipodes de ce que la plupart des amateurs connaissent de Gioachino Rossini. Opéra pharaonique (dans tous les sens du terme) empruntant son sujet aux Écritures saintes, cet avatar de Mosè in Egitto, composé en 1818 pour le San Carlo de Naples, n’a effectivement rien de commun avec la production buffa rossinienne mieux connue du grand public. Ici, ni chaleur de la langue italienne ni libretto truffé de situations cocasses mais un long poème en alexandrins pontifiants remanié par Étienne de Jouy, une douzaine de prières sulpiciennes et des rebondissements dignes d’une superproduction de Cecil B. DeMille. De ce Moïse et Pharaon, l’inénarrable Pierre Dac aurait même pu dire – comme à propos de La Prise de la smalah d’Abd-el-Kader peinte par Horace Vernet – « Et c’est en couleurs » !

À partir du matériau de ce Rossini mal connu, peu souvent joué (la scène lyonnaise l’a pourtant accueilli dès 1853) et plutôt mal-aimé, Tobias Kratzer réussit cependant le prodige de donner une lecture renouvelée, politiquement engagée et dramatiquement cohérente. Sans changer une note à la partition ni un mot au livret, c’est une tout autre histoire que celle de la libération des Hébreux hors d’Égypte que se propose en effet de raconter le jeune prodige allemand dont les mises en scène lyriques ont déjà triomphé – ou provoqué un violent rejet – à Bayreuth, Paris, Bruxelles et Berlin. Exit donc tout le folklore égyptien d’un opéra créé au moment même où Champollion perçait le mystère des hiéroglyphes : les amateurs de pschent et de nekhekh en seront pour leurs frais.

Sur scène, c’est le drame de la crise migratoire de ce début de XXIe siècle que nous donne à voir cette production de Moïse et Pharaon. Le rideau s’ouvre sur un double dispositif où cohabitent, côté cour, la salle de réunion du ministère de l’Intérieur d’une grande puissance occidentale et, côté jardin, les tentes de fortune d’un camp de migrants retenus prisonniers et empêchés de poursuivre leur périple. On pourrait être à Rome et sur l’île de Lampedusa ; à Athènes et sur l’île de Lesbos ou à Paris et dans la jungle de Calais.

Dans le dispositif de Tobias Kratzer, Pharaon est un dirigeant tiraillé entre les valeurs humanistes qui sous-tendent nos démocraties et les angoisses d’une partie grandissante de l’opinion publique qui craint de voir son identité se diluer dans la mondialisation lorsqu’il ne s’agit pas plus prosaïquement d’une pure pulsion de xénophobie. Dans l’entourage de ce ministre enclin à solutionner le plus dignement possible les difficultés migratoires gravite tout un ensemble de forces d’influence contradictoires. Osiride est auprès de l’homme d’État un lobbyiste qui fait valoir l’impossibilité de dissoudre dans la modernité occidentale les croyances religieuses d’un autre temps. Aufide est un préfet de police pour qui doit d’abord primer le respect de l’ordre. Sinaïde, enfin, est une de ces épouses de ministre à la fois confidente et conseillère occulte comme l’était Cécilia auprès de Nicolas Sarkozy lorsqu’il était ministre de l’Intérieur avant 2007.

Tiraillé entre ces avis divergents, le ministre serait enclin à accorder aux migrants l’autorisation de poursuivre leur périple si son fils, Aménophis, ne s’était découvert une vocation de volontaire et s’il ne s’était entiché, à l’occasion de l’une de ses missions humanitaires dans le camp des réfugiés, de l’étrangère Anaï. C’est là le point de départ de toute une série de rebondissements qui verront finalement les migrants s’embarquer sur des canots de fortune et poursuivre leur périple au gré des flots meurtriers de la Méditerranée.

Radicale par son parti pris, cette mise en scène ne tient que par l’hyperréalisme des décors et des costumes de Rainer Sellmaier ainsi que par les nombreuses correspondances qui peuvent être établies entre le livret original de Moïse et Pharaon et l’actualité de la crise migratoire. Ainsi les plaies d’Égypte qui ponctuent l’action de ce péplum opératique sont-elles successivement traitées comme un bug informatique qui paralyse et rend inopérante toute la gouvernance de nos démocraties modernes ou comme les breaking news d’une chaine d’info qui fait tourner en boucle des images apocalyptiques de sécheresse, d’inondations, d’incendies et de typhons. On sait en effet que le dérèglement climatique est à l’origine de bien des flux migratoires.

Mais c’est probablement dans le quatrième acte – transposé sur la plage d’un littoral balnéaire envahie par des migrants – que la mise en scène de Tobias Kratzer frappe le plus fort et le plus juste. Dans le récit qu’il propose, soutenu par le travail du vidéaste Manuel Braun, le passage de la mer Rouge par les Hébreux devient la métaphore de ces migrants anonymes qui forcent le destin à la recherche d’une terre promise et les flots qui se referment sur les Égyptiens, montrés ici sous la forme de technocrates qui courent vers la mer et s’y noient en une série d’images à la fois oniriques et bouleversantes, nous renvoient à nos atermoiements d’Européens nantis qui fermons les yeux sur le cimetière qu’est devenue la Méditerranée et qui perdons nos âmes à force de renier nos valeurs et notre tradition d’accueil.

Lorsque le rideau tombe à la fin du dernier acte, les migrants sont passés du plateau à la salle, silhouettes éreintées vêtues de haillons et de gilets de sauvetage aux couleurs criardes. Ils sont désormais parmi ce public un peu bourgeois d’Occidentaux qui se sont mis en frais pour assister à une Première d’opéra, juste à côté d’eux, et cette proximité fait du bien autant qu’elle suscite le malaise. Tobias Kratzer choisit alors de faire relever le rideau : en quelques instants, la plage d’où se sont élancés les réfugiés est redevenue le lieu de nos villégiatures estivales. Sous un alignement de parasols, des corps bronzés sont allongés et lézardent au soleil en feignant d’ignorer le drame qui s’est joué là quelques instants plus tôt. Et les paroles du cantique final « Chantons le Seigneur, nous avons souffert pour sa gloire » entonné par les migrants résonnent aux oreilles des spectateurs sidérés avec une contemporanéité glaçante.

Et quid de Moïse ? Dans une mise en scène qui a fait le choix d’une transposition radicale dans la modernité, le personnage du prophète est le seul dont la silhouette soit issue de l’imagerie populaire des vieux péplums de Cinecittà. Longue chevelure de neige, barbe hirsute et vêtu du grand manteau des bergers de Madian, Moïse surgit des siècles passés pour habiter notre temps et rappeler que les peuples migrent de toute éternité. À la tête des réfugiés, il est le porte-parole charismatique que les Occidentaux peinent à entendre. Mais jamais la mise en scène ne cède à la facilité de culpabiliser la modernité ni d’idéaliser ceux qui cherchent à la rejoindre pour en profiter eux aussi. Chez Tobias Kratzer, les migrants ne sont pas que d’innocentes victimes ; lorsque le ministre les maintient de force dans leur campement ou qu’il donne l’ordre aux CRS de réprimer leurs velléités de fuite, les brebis se font loups et c’est bien sous l’influence d’un Moïse fanatisé qu’ils fabriquent à la chaîne des cocktails Molotov.

Si le parti pris de ce spectacle est radical, le public lyonnais n’en a rien laissé paraître et a fait bon accueil à l’équipe artistique au moment des saluts au rideau, d’autant que ce Moïse et Pharaon alignait en fosse et sur le plateau des forces rossiniennes de tout premier plan.

Crescendo ma non troppo

Du Rossini serio le grand public ne connait souvent que l’ouverture de Guillaume Tell qui peut être excessivement boursoufflée lorsqu’elle est mal dirigée. C’est tout le mérite du chef maison, Daniele Rustioni, de mettre son italianità et sa science de la direction musicale au service de la subtilité de l’orchestration rossinienne. Dégraissée de ces excès et d’une certaine tradition pompière, la partition de Moïse et Pharaon sonne ici de manière étonnement moderne et rappelle que Rossini fut aussi surnommé « il tedeschino » (le petit Allemand). D’une durée de près de trois heures de musique, cet opéra compte effectivement peu de numéros et quasiment pas d’airs à proprement parler au profit de nombreuses prières et de longues déclamations que l’orchestre doit accompagner et soutenir comme il ferait dans un oratorio. Ce travail d’orfèvrerie musical, le chef Rustioni s’en acquitte d’une battue alerte mais sans jamais précipiter aucun tempo. Son attention à l’équilibre fosse/plateau est constant et sa main gauche est un repère précis pour les chanteurs comme pour les instrumentistes.

Sous la baguette de son Directeur musical, l’orchestre de l’Opéra de Lyon sonne comme une mécanique parfaitement réglée, d’autant que la phalange avait déjà assuré les représentations du festival d’Aix-en-Provence six mois plus tôt. Rossini n’a pas son pareil pour souligner ses mélodies de traits de flûtes ou pour les accompagner d’arpèges arachnéens de harpes. À tous ces pupitres, le chef peut compter sur des instrumentistes solides et précis. Dans les tutti, la pâte orchestrale garde tout son brillant et son homogénéité et l’ensemble des musiciens reçoivent en fin de représentation une ovation méritée de la part du public comme des chanteurs.

Sur le plateau, le chœur lyonnais est un acteur essentiel du drame et l’un des grands triomphateurs de la soirée. Sollicitée à tous les actes, cette masse chorale est pour l’une des premières fois chez Rossini un personnage à part entière du drame, annonçant par là l’usage qu’en fera Giuseppe Verdi une quinzaine d’années plus tard. Quoique chantant en français, les chœurs de Moïse et Pharaon sont indéniablement l’une des sources de Nabucco et du tubissime « Va pensiero » et les artistes du chœur lyonnais les servent avec noblesse et émotion, le cantique final terminant la représentation en apothéose émotionnelle.

Du côté des voix solistes, la reprise lyonnaise de ce spectacle confirme la majeure partie de la distribution aixoise à l’exception notable des rôles lourds de Pharaon, Anaï et Aménophis. À tout prophète, tout honneur : Michele Pertusi porte sur ses épaules une part importante de la réussite musicale de la soirée. Son Moïse n’est cependant pas une découverte : il a déjà chanté ce rôle à Pesaro en 1997, une captation filmée et un coffret CD en gardent le souvenir et, dernièrement, il lui prêtait sa voix dans la cour du théâtre de l’Archevêché. De production en production, la basse parmesane a donc eu tout le loisir de peaufiner son interprétation et d’ajuster à sa mesure la défroque du prophète. En Moïse, Michele Pertusi sait faire valoir d’autres qualités que son legato et son aisance à vocaliser dans les graves. Sa déclamation du français est parfaitement compréhensible du public, l’autorité de son accent est souveraine et il émane de tout son personnage une aura charismatique que les artistes des temps passés représentaient souvent sous la forme de rayons de lumières irradiant du front de Moïse.

Nouvel arrivé sur cette production, Alex Esposito se glisse sans difficulté dans le costume bleu-acier du Pharaon et atteste par son jeu d’acteur qu’il s’est parfaitement fondu dans les intentions du metteur en scène. Personnage complexe et tourmenté, son roi d’Égypte est cependant vocalement solide et sonne d’un beau timbre sombre de baryton-basse. Si le chant rossinien est parfaitement naturel à cet artiste bergamasque, lui aussi, comme Pertusi, semble avoir énormément travaillé la déclamation du français et leur affrontement au début du deuxième acte « Je réclame la foi promise » est un moment précieux de belcanto crépusculaire.

Succédant à Pene Pati, Ruzil Gatin prête sa voix typiquement rossinienne au fils de Pharaon, Aménophis. Le timbre léger et clair, l’émission claironnante, sa familiarité avec le vocabulaire stylistique du romantisme belcantiste sont autant d’atouts qui assoient sa performance comme une réussite musicale. L’acteur a cependant tendance à histrionner et à souligner du geste des intentions qui sont déjà parfaitement dosées dans son chant : dans une production dont Tobias Kratzer a millimétré le jeu des chanteurs, ces petites scories seront probablement vite corrigées et son interprétation du jeune prince déchiré entre l’amour et la vengeance gagnera encore en pertinence.

Les autres voix masculines sont chacune parfaitement en place et renouvellent le petit miracle des nuits aixoises du Festival 2022. En Eliézer, le ténor stambouliote Mert Süngü compose un personnage engagé à la voix saine et ronde. Dès la pantomime de l’ouverture, sa silhouette imprègne la rétine du spectateur par son jeu subtil et habité tandis que chacune de ses interventions vocales confirme le talent d’un beau chanteur en devenir. Après Armide à l’Opéra-comique où il incarnait en novembre dernier un satrape vieillissant, Edwin Crossley-Mercer trouve en Osiride un personnage de méchant sournois qu’il s’agit de rendre crédible au public. Silhouette élégante dans un costume impeccablement taillé, le baryton-basse franco-irlandais use d’un timbre d’airain, homogène sur toute la tessiture, pour déclamer au troisième acte « Avant de quitter ce rivage ». Chacune de ses interventions est brève (c’est lui qui prête aussi sa voix à Yahvé dans la scène du buisson ardent) mais parfaitement en place. Quant à Alessandro Luciano, son personnage occupe souvent la scène mais le personnage d’Aufide n’a à se mettre en bouche qu’une dizaine de vers dans la scène du Nil couleur de sang : il les assume crânement, d’un timbre de ténor solidement tenu et attentif à la musique de la prosodie française.

Dans un univers essentiellement masculin, les voix féminines chères au cygne de Pesaro réussissent malgré tout à exister et à toucher. Nouvelle arrivée dans cette production, Ekaterina Bakanova prête son séduisant timbre de soprano au personnage d’Anaï. L’artiste est subtile, fine comédienne, et s’est approprié à force de travail tous les codes du chant italien. Est-ce le trac de cette Première – ou la fatigue d’une représentation de trois heures ? – mais quelques aigus ont paru tendus dans le duo du dernier acte « Jour funeste, loi cruelle ».

Comme à Aix et Pesaro en juillet 2021, Vasilisa Berzhanskaya prête à la femme de Pharaon, Sinaïde, sa blondeur et la pulpe charnue de son timbre de mezzo. Les voix slaves, lorsqu’elles se sont approprié les codes du belcanto, ont souvent un pouvoir de séduction inouï : la chanteuse russe possède indéniablement ce talent de vocaliser avec autorité, de nuancer l’émission du son et de produire des graves qui roulent comme des galets au fond d’un torrent. L’air du deuxième acte « Ah ! d’une tendre mère » et le duo avec Aménophis – remarquablement écrits par Rossini – sont des moments de grâce absolus.

Dans un rôle plus modeste, Géraldine Chauvet défend sur la scène de l’Opéra de Lyon l’honneur de l’école de chant français puisqu’elle est la seule francophone de tout le casting. Son personnage de Marie n’a pas d’air pour briller mais un joli duo mère-fille avec Anaï qui offre à la mezzo tourangelle l’occasion d’un moment de chant sensible et appliqué.

Si l’on ajoute à cette grande soirée d’opéra le fait que le maestro Daniele Rustioni ait intégré l’incontournable ballet du troisième acte et que Jeroen Verbruggen ait réglé une chorégraphie parfaitement équilibrée entre la technique classique et le vocabulaire de la danse contemporaine, le public lyonnais a pu bénéficier en une seule représentation d’une expérience totale d’opéra-citoyen. Elles ne sont pas si nombreuses ces soirées lyriques d’où l’on ressort l’oreille charmée et le cœur revigoré de savoir l’opéra vivant, ancré dans son siècle et acteur des débats du moment.

Les artistes

Moïse :   Michele Pertusi
Pharaon :     Alex Esposito
Aménophis :   Ruzil Gatin
Eliézer :   Mert Süngü
Osiride / une voix mystérieuse :   Edwin Crossley-Mercer
Aufide :   Alessandro Luciano
Sinaïde :   Vasilisa Berzhanskaya
Anaï :   Ekaterina Bakanova
Marie :   Géraldine Chauvet
Princesse Elegyne (rôle muet) :   Laurène Andrieu

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, dir.     Daniele Rustioni
Mise en scène :   Tobias Kratzer
Décors et costumes :   Rainer Sellmaier
Lumières :   Bernd Purkrabek
Chorégraphie :   Jeroen Verbruggen
Vidéo :   Manuel Braun

Le programme

Moïse et Pharaon ou le Passage de la mer Rouge

Opéra en quatre actes de Gioachino Rossini, livret de Giuseppe Luigi Balocchi et Victor-Joseph Étienne de Jouy, créé le 26 mars 1827 à Paris, salle Le Peletier.
Opéra National de Lyon, représentation du vendredi 20 janvier 2023.