Mise en scène, direction musicale, plateau vocal : triple bravo pour le Trittico bruxellois !

Magnifique Trittico proposé par la Monnaie de Bruxelles, porté par une mise en scène tout à la fois innovante et respectueuse de l’œuvre

Crédits photos : © Matthias Baus

Il y a trois raisons de se rendre à Bruxelles : 1. Le chef-d’œuvre de Puccini, inexplicablement méprisé, depuis toujours, par les scènes françaises – 2. La superbe direction d’Alain Altinoglu, brûlante, passionnée, électrisante – 3. La mise en scène de Tobias Kratzer, forte, innovante (vraiment !) et respectueuse de l’œuvre. N’hésitez pas !!

Il Trittico de Puccini : pourquoi ce mépris ?

Depuis sa création, Le Triptyque de Puccini est inexplicablement méprisé par les directeurs de salles d’opéras, spécifiquement en France, et plus spécifiquement encore à Paris : l’œuvre n’est entrée au répertoire de l’Opéra qu’en 1987 (!) et n’a été reprise qu’une seule fois, sous le mandat de Nicolas Joël (en 2010) qui, courageusement et à rebours des modes, a régulièrement proposé au cours de son mandat des ouvrages italiens du tournant du siècle. À titre de comparaison, La Bohème ou Tosca, depuis leur création, ont été programmées dans vingt saisons de l’Opéra de Paris. Voilà qui est tout bonnement inexplicable, injustifiable, et met au jour une nouvelle fois la très dommageable frilosité des directeurs de salles en matière de programmation… Quoi qu’il en soit, c’est une des raisons pour lesquelles il faut se précipiter à Bruxelles pour entendre Le Triptyque puccinien, chef-d’œuvre passionnant d’originalité et de puissance dramatique. Mais ce n’est pas la seule…

Altinoglu au sommet !

La très belle réussite de ce Trityque puccinien proposé par la Monnaie de Bruxelles est sans doute avant tout celle de l’orchestre, impeccable (envoûtant prélude d’Il Tabarro, splendide intermède orchestral de Suor Angelica précédant le « Suor Angelica ha sempre una ricetta buona », avec notamment un violoncelle au cantabile bouleversant), mais aussi celle du chef Alain Altinoglu, lequel empoigne la partition avec une passion, une fièvre, un enthousiasme formidables et pour le moins communicatifs.

© Michael Blanchard

Sous sa baguette, l’orchestre puccinien sonne étonnamment moderne (on comprend qu’il ait pu à ce point impressionner et séduire Arnold Schönberg !) et exhale tous ses sortilèges (science des couleurs inouïe, recherches harmoniques audacieuses, tissu orchestral tantôt extrêmement raffiné, tantôt violemment  dramatique) avec une efficacité redoutable : tout entière au service drame, la direction d’Altinoglu excelle à révéler la sourde tension dramatique et l’atmosphère mortifère d’Il Tabarro, faite de désespoir, de langueur, de moiteur, de pulsions érotiques réfrénées, d’attirance pour la mort (les deux personnages masculins y expriment clairement leurs pulsions suicidaires…). Mais les tonalités tragique et pathétique du Suor Angelica ou la mécanique comique de Gianni Schicchi sont mises au jour avec la même maestria : une performance magistrale, justement acclamée par le public.

Un plateau de chanteurs-comédiens remarquablement équilibré

Comme c’est souvent le cas lorsque la direction est à ce point pensée, précise et efficace dramatiquement, les quelques limites que pourrait présenter ici ou là la distribution vocale sont absolument balayées et s’effacent au profit d’une exemplaire réussite d’ensemble, d’autant que les chanteurs, jusqu’aux plus petits rôles, font preuve d’un totale implication musicale et scénique. Du reste, les limites en question sont assez minces : il manque à Lianna Haroutounian, comme à Serena Farocchia en janvier dernier à Liège, une capacité à alléger le timbre qui lui permettrait de chanter piano certains aigus de Suor Angelica, parfois tendus à l’extrême et à la limite du cri. Mais l’engagement de la chanteuse et l’émotion que son chant dégage sont tels qu’il n’est guère possible de lui en tenir rigueur, d’autant que sa Giorgetta est, elle, exemplaire. Le rôle de Michele est particulièrement difficile à réussir, la violence du personnage devant malgré tout impérativement laisser apparaître ici ou là les fêlures du personnage et toute la douleur qui le ronge. Sans doute le Michele de Péter Kálmán  s’accommoderait d’un peu plus de noirceur, mais le côté humain du personnage est en revanche parfaitement rendu – et le baryton reviendra à la fin du spectacle pour camper un Schicchi hilarant, subtil mélange de beaufitude et de roublardise décomplexée. Adam Smith confirme la bonne impression qu’il nous avait faite en Prince de Rusalka à Limoges, après un Hoffmann bordelais un tant soit peu raide : son chant solaire et généreux convient aussi bien à Luigi qu’à Rinuccio. Quant à Benedetta Torre, elle ne fait qu’une bouchée de son « babbino caro », phrasé avec délicatesse et gourmandise. Raehann Bryce-Davis renouvelle complètement notre vision de la Zia Principessa : jeune d’allure et de voix, nous n’avons pas affaire à une interprète en fin de carrière et à la voix usée mais à une mezzo en pleine possession de ses moyens, dont l’autorité s’incarne aussi bien dans une voix saine, projetée avec assurance, que par le maintien hautain et le luxe ostentatoire de sa mise, contrastant cruellement avec le dénuement dans lequel vivent les religieuses. 

Les comprimarii, enfin, sont absolument impeccables, avec une mention particulière à Elena Zilio qui révèle en Zita de Gianni Schicchi des dons comiques que nous ne lui connaissions pas !

Une mise en scène (vraiment) innovante et respectueuse de l’œuvre : c’est possible !

Enfin la mise en scène de Tobias Kratzer justifie à elle seule, selon nous, le voyage à Bruxelles. Kratzer a cherché à relier entre elles les trois œuvres qui composent Le Triptyque : la démarche n’est peut-être pas pleinement nécessaire, tant les trois opéras présentent des sujets et des tonalités fort différents.

Pourtant, cela fonctionne : Il Tabarro nous est présenté à la façon d’un comics américain des années 1950, lequel est lu, dans le secret de sa cellule, par une  religieuse de Suor Angelica, tout émoustillée par cette histoire d’amour et d’adultère (ce qui permet un émouvant et inattendu rapprochement entre l’enfant mort de Michele et Giorgetta et celui d’Angelica).

Enfin, Gianni Schicchi commence par la mort de Buoso Donati, foudroyé par un infarctus alors qu’il écoute un enregistrement de Suor Angelica, puis prend la forme d’un show comique télévisé – celui que regardait Michele dans le premier opéra du triptyque, pour tuer le temps dans la sinistre cabine de son bateau : les « amants » d’Il Tabarro, chantant très brièvement l’amour dans un jacuzzi (« Bocca di rosa fresca »), avant le 

monologue de Michele, sont en fait… Rinuccio et Lauretta, que l’on retrouvera dans le même jacuzzi au dernier opus du Triptyque ! Racontés ainsi, les rapprochements entre les trois opéras peuvent paraître artificiels et forcés, mais il sont en réalité réalisés avec naturel et fluidité et confèrent à cette œuvre disparate une étonnante cohérence !

Gianni Schicchi offre peut-être, visuellement, la réalisation la moins riche : rien n’est indigne pourtant, et le public rit de bon cœur aux mésaventures des Donati. Mais la mécanique comique du livret de Forzano est si bien huilée que l’œuvre, si l’on peut dire, fonctionne toute seule ou presque, et les gags proposés par le metteur en scène, pour percutants qu’ils soient, ne sont guère différents de ceux que propose, par exemple, un Laurent Pelly depuis  quelques décennies … 

Il Tabarro, avec le découpage de la scène en quatre espaces évoquant les « cases » d’une BD, est infiniment plus original, le dispositif permettant une forme de « multifenêtrage » quasi cinématographique, la mise en valeur d’une scène particulière, à la façon d’un plan rapproché, ou encore la mise en parallèle de deux scènes concomitantes, avec, parfois, des effets dramatiques saisissants : 

ainsi, alors que Luigi déclare à Giorgetta ne pas avoir « peur de manier le couteau et de faire couler des gouttes de sang pour [lui] en faire un joyau », Michele, qui regarde une émission amusante à la télévision dans sa cabine, part d’un grand éclat de rire, donnant l’impression de se moquer ouvertement de son rival et de tourner en dérision ses velléités de meurtre. Enfin, Suor Angelica donne à voir une utilisation de la vidéo absolument exemplaire, au point que le spectateur a l’impression d’assister à un spectacle d’un genre nouveau, forme hybride entre le théâtre et le cinéma : la scène et l’écran, loin d’être simplement, platement juxtaposés comme ils le sont presque toujours aujourd’hui à l’opéra, se prolongent l’un l’autre, les personnages semblant achever sur scène une action commencée à l’écran – ou inversement. C’est virtuose, impressionnant, et toujours au service du drame et de l’émotion.

Tout n’est peut-être pas parfait dans le spectacle de Tobias Kratzer, et une fois ou deux, on aurait aimé que l’aspect visuel se fasse un peu plus discret pour laisser parler plus intensément la musique. Mais il y a des années qu’on n’avait eu à ce point l’impression d’assister, sur une scène d’opéra, à quelque chose de vraiment nouveau, bien loin des sempiternelles relectures soi-disant iconoclastes qui ne font que resservir au public, depuis vingt ou trente ans, les mêmes recettes éculées… Ici, pas de placage artificiel sur le spectacle de messages contemporains hors propos ; pas de relecture au rebours des œuvres : le contenu narratif de chacune d’entre elles est respecté, de même que les émotions qu’elles sont censées véhiculer (difficile de ne pas être sonné par la violence d’Il Tabarro ; impossible de garder les yeux secs à la fin de Suor Angelica, ou de ne pas éclater de rire à Gianni Schicchi !). Tobias Kratzer apporte ainsi la preuve, à ceux qui en douteraient, qu’il est parfaitement possible de faire souffler un vent nouveau sur les scènes lyriques, tout en respectant strictement la lettre et l’esprit des œuvres et la sensibilité de leurs auteurs. Après son Guillaume Tell lyonnais (étonnant, mais qui ne nous avait guère convaincu…) et son Faust parisien, impressionnant et spectaculaire (repris en juin et juillet prochains), Tobias Kratzer se confirme comme étant l’un des metteurs en scène à suivre de très près. Nous sommes évidemment très impatients de découvrir sa vision du Moïse et Pharaon de Rossini qu’il proposera au prochain Festival d’Aix-en-Provence…

  • Si vous ne pouvez vous rendre à Bruxelles, sachez que ce spectacle sera diffusé en direct sur Arte le 26 mars 2022 (espérons que le petit écran préservera la beauté et l’efficacité du dispositif scénique…), et sera disponible en streaming sur le site de la monnaie.
  • Consultez ici le dossier que nous avons consacré à l’œuvre et à ce spectacle.

Les artistes

IL TABARRO
Michele : Péter Kálmán
Giorgetta : Lianna Haroutounian
Luigi / Amante : Adam Smith
Il Tinca : Roberto Covatta
Il Talpa : Giovanni Furlanetto
Un venditore di canzonette : Maxime Melnik
La Frugola : Annunziata Vestri
Amante: Benedetta Torre

SUOR ANGELICA
Suor Angelica : Lianna Haroutounian
La zia principessa: Raehann Bryce-Davis
La badessa : Elena Zilio
La suora zelatrice : Annunziata Vestri
La maestra delle novizie / La suora infirmiera : Tineke van Ingelgem
Suor Genovieffa : Benedetta Torre
Suor Osmina : Annelies Kerstens
Suor Dolcina : Raphaële Green
Prima sorella cercatrice : Karen Vermeiren
Seconda sorella cercatrice : Marta Beretta
Una novizia : Emma Posman

GIANNI SCHICCHI
Gianni Schicchi : Péter Kálmán
Lauretta : Benedetta Torre
Zita : Elena Zilio
Rinuccio : Adam Smith
Gherardo : Roberto Covatta
Nella : Karen Vermeiren
Betto di Signa : Luca Dall’Amico
Simone : Giovanni Furlanetto
Marco : Gabriele Nani
La Ciesca : Tineke van Ingelgem
Maestro Spinelloccio / Ser Amantio di Nicolao : Roberto Accurso
Pinellino : Kurt Gysen
Guccio : Lucas Cortoos
Gherardino : Henri de Beauffort / Vladimir de Hemptinne
Buoso Donati : Gérard Lavalle

Orchestre symphonique et chœurs de la Monnaie, dir. Alain Altinoglu
Mise en scène : Tobias Kratzer
Décors & costumes : Rainer Sellmaier
Vidéo : Manuel Braun

Le programme

Il Trittico

Trois opéras en un acte de Giacomo Puccini, livrets de Giuseppe Adami et Giovacchino Forzano, créés le 14 décembre 1918 au Metropolitan Opera de New York.

Représentation du jeudi 17 mars 2022, Théâtre de la Monnaie (Bruxelles)