Werther à l’Opéra de Bordeaux : C’est la faute à maman !

On le savait déjà et cette nouvelle production de Werther à l’Opéra de Bordeaux tend à le confirmer, bien des maux de l’adulte trouvent leurs origines chez la mère. Mère violente, mère toute-puissante, mère narcissique, mère envieuse, mère absente ou mère trop présente, elle aura beau faire, ce sera toujours la faute à maman.

Ici, nous comprendrons donc que la génitrice de Werther n’était pas de celles à vous encourager d’une caresse ou à vous consoler d’un baiser mais plutôt du genre à vous flanquer un bon revers pour un jouet cassé ou quelque attitude peu dans la norme. Même problème chez Charlotte mais cause différente. Maman est morte. Il aura fallu la remplacer, élever les frères et sœurs à sa place, sacrifier la future femme, la sensualité, l’amour et tenir un rôle qu’on ne demandait pas mais qu’on assume fort bien au quotidien, devenir mère à la place de la mère. Et c’est cette Charlotte, cette nature immensément maternelle, qui deviendra l’objet de l’amour absolu d’un Werther suicidaire en manque de douceur féminine.

Et s’il n’y avait que la mère… Charlotte est aussi destinée à un autre rôle social, un de plus. Elle doit être l’épouse d’Albert, c’est prévu et c’est comme ça. On comprendra donc que cette histoire commence bien mal. Ajoutez à cela un soupçon de père absent amateur de bon vin et une sœur envieuse qui peine à exister aux yeux de son géniteur tout en s’éveillant à l’amour et vous obtiendrez un cocktail de traumatismes et de blessures détonnant.

Romain Gilbert ©DR

La mise en scène de Romain Gilbert nous donnera à voir tout cela avec intelligence et une direction d’acteur précise, inventive et poétique. Nous regretterons seulement la présence un peu redondante des Werther et Charlotte enfants – pourtant très bien guidés et incarnés – sur le plateau. Aussi signifiant qu’il soit, cet effet semble quelque peu appuyé. Il n’en reste pas moins diablement efficace puisque c’est de l’enfance qu’est né le drame et que c’est dans ce monde que nous plonge ce spectacle. La magnifique scénographie de Mathieu Crescence nous emmène d’ailleurs dans l’univers des premiers âges où la nature se dessine à la craie sur un tableau géant, où le petit manège se transforme en tournette pour scènes de vie – et de mort – et où les trophées de chasse sanglants ressemblent à des peluches d’enfant. Sauf que…
Sauf que l’amour pour Werther, pour Charlotte, pour Sophie, ce n’est déjà plus un jeu de gamins. Le héros malheureux de Goethe revisité par Massenet mourra sans maman mais avec la tendresse tardive et  l’amour trop longtemps tu de Charlotte dans un décor qui se délite sous les lumières tristes et inspirées de François Menou.

Pierre Dumoussaud ©NColmez

Aussi réussie et inventive que soit la mise en scène de ce Werther, ce qu’on attendait aussi, et peut-être surtout, c’est la prise de rôle de Benjamin Bernheim en héros éponyme. Plus solaire que ténébreux, le ténor français est un Werther incroyablement bien chantant. La palette vocale est impressionnante de variétés délivrées avec une apparence de facilité confondante. Puissance, solidité de l’aigu, demi-teintes, allègements de la ligne, tenue du souffle, tout est là.  Une diction exemplaire couronne le tout et nous tenons là un très grand Werther. Le personnage est également magnifiquement dessiné. Obstiné, suicidaire, amoureux, dédaigneux, libre peut-être pas, soumis à ses pulsions et à ses passions comme un gosse mal grandi, il mourra comme il aura vécu, blessé de partout, au son d’un Noël enfantin.

Michèle Losier est une Charlotte difficile à cerner. La voix est puissante et charnue mais comme retenue et le personnage peine à émerger malgré l’investissement de l’artiste. Les moyens sont pourtant là. Que Charlotte se tienne et se contraigne, on le conçoit aisément mais elle nous aura manqué d’un peu de profondeur et de feu intérieur. Effet d’un soir de première ? Les autres représentations le diront.
Le Albert de Lionel Lhote est également de belle tenue. Amical, compréhensif, il tentera d’aider Werther à reporter son amour sur une autre, en vain. Cette autre, c’est l’étonnante Sophie de Florie Valiquette. Si la vocalité légère et printanière de la sœur de Charlotte ne pose aucune difficulté à la soprano, c’est surtout le portait de la femme qui s’ouvre à la sensualité, à l’amour et à la jalousie qui touche au plus juste. Rarement Sophie aura été aussi puissamment présente. C’est elle qui donnera l’arme du suicide à Werther, c’est elle qui sera dans l’ombre de Charlotte à la mort du jeune homme, c’est aussi à elle qui revient le triste honneur de chanter Noël pendant l’agonie du grand enfant qui, jusqu’au bout, se sera refusé à elle.
Marc Scoffoni incarne un Bailli plus vrai que nature. Bonhomme, truculent et surtout très bien chantant, son père de famille est plaisir pour yeux et les oreilles. François-Nicolas Geslot et Yuri Kissin sont des Schmidt et Johann bien appairés mais efficacement différenciés. Aux deux l’alcool joyeux, au premier l’ivresse légère, au second l’enivrement sonore. Et, puisque c’est d’enfance dont il est question dans ce Werther, n’oublions pas de citer les voix claires et précises de la Jeune Académie Vocale d’Aquitaine très bien préparées par Marie Chavanel.

À la tête d’un Orchestre National Bordeaux Aquitaine nuancé et à l’homogénéité sans faille, Pierre Dumoussaud – nommé dans la catégorie “Chef d’orchestre” des Victoires de la musique classique 2022 – fait preuve d’une élégance non dépourvue de sensualité. Le chef connaît bien son Massenet et conduit d’un seul souffle ce drame musical jusqu’au triste dénouement. C’est aussi à lui que revient la délicate tâche d’évoquer une Nature bien absente sur scène et il y parvient pleinement par une lecture subtile et tendue de la partition.  Même si Pierre Dumoussaud apporte un soin réel à la délicatesse de l’écriture vocale, tout juste regretterons-nous quelques crescendos qui poussent le chanteur plus qu’ils ne le soutiennent. On croirait même avoir entendu un aigu de ténor souffrir de ce traitement…
La Nature nous ayant offert un immense ténor et un formidable Werther en la personne de Benjamin Bernheim, il serait dommage d’oublier de le materner.

Retrouvez Benjamin Bernheim et Pierre Dumousaud en interview ici et !


Les artistes

Werther  Benjamin Bernheim
Charlotte  Michèle Losier
Albert  Lionel Lhote
Sophie  Florie Valiquette
Le Bailli  Marc Scoffoni
Schmidt  François-Nicolas Geslot
Johann Yuri Kissin
Maîtrise JAVA – Direction JAVA  Marie Chavanel

Orchestre National Bordeaux Aquitaine
Direction musicale Pierre Dumoussaud
Mise en scène  Romain Gilbert
Scénographie / Costumes  Mathieu Crescence
Lumières  François Menou

Décors et costumes réalisés par les Ateliers de l’Opéra National de Bordeaux

Le programme

Werther

Drame lyrique en 4 actes de Jules Massenet, livret d’Edouard Blau, Paul Millet et Georges Hartmann d’après Goethe, créé (en allemand) à l’Opéra Impérial de Vienne le 16 février 1892 (création dans la langue originale française le 27 décembre 1892 à Genève)

Auditorium de l’Opéra National de Bordeaux, représentation du lundi 31 janvier 2022, 20h