Requiem de Verdi en Sorbonne : un hommage poignant aux déportés du camp de Terezin

Vendredi 28 octobre était donné, dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, le Requiem de Verdi, dans une version se présentant comme un hommage aux concerts qui eurent lieu dans le camp de concentration de Terezin – un concert organisé par l’INSPE de Paris/Sorbonne Université. À l’origine, ce projet devait clore un colloque intitulé « Musique et engagement », organisé par Stéphane Lelièvre et Marthe Segrestin, qui devait se tenir en Sorbonne en mars 2020. La crise Covid et les confinements successifs en ont décidé autrement : le colloque a été annulé, le concert reporté une première fois, puis une seconde fois du fait d’un nouveau confinement… Cette troisième tentative est enfin la bonne, et la représentation a pu avoir lieu ce vendredi soir.

Rappelons le contexte historique : le camp de concentration de Terezin, considéré comme une antichambre d’Auschwitz, a accueilli pendant la seconde guerre mondiale des Juifs, le plus souvent intellectuels ou artistes, qui ont dû se plier à la mascarade du comme si : faire comme si la vie s’écoulait paisiblement, entre loisirs et insouciance, comme si Hitler avait « offert une ville aux Juifs ». En particulier, des déportés du camp durent chanter la Messa da Requiem de Verdi devant des nazis. Ou plutôt une version réduite de l’œuvre : pas d’orchestre, mais un piano ; en guise de solistes, d’ex-choristes de l’opéra de Vienne ; en guise de choristes, des prisonniers sans formation musicale particulière, entraînés par le chef d’orchestre Rafael Schächter. L’horreur de la situation (des Juifs dans l’antichambre de la mort, forcés d’interpréter une Messe des Morts devant leurs propres bourreaux…) atteint son comble lorsque l’on sait que les nazis, après la première représentation, envoyèrent l’intégralité des choristes à Auschwitz, … puis redemandèrent à Rafael Schächter de former de nouveau un chœur pour une nouvelle représentation, à l’issue de laquelle les choristes furent de nouveau envoyés à Auschwitz. Absurdité tragique et perversité absolue du scénario… l’histoire se répéta une troisième fois, pour une représentation servant de propagande aux nazis, devant la Croix-Rouge. Cette ultime représentation, en 1944, fut la dernière ; le commandant du camp avait promis à Schächter que le groupe de ses artistes ne serait pas séparé. Il tint parole : cette fois, c’est tous ensemble qu’ils montèrent dans le même convoi…

Comment faire revivre de tels événements en 2022 ? Pour respecter l’esprit de Terezin, c’est une double réduction de la Messa da Requiem que nous entendons ce soir : réduction de l’œuvre au piano ; et réduction de l’œuvre elle-même, puisque ne seront jouées que quelques pages (le Dies irae, le Liber scriptus, le Lacrymosa, l’Agnus Dei, et deux extraits du Libera me : son introduction, et la fugue finale). Sur un plan scénographique, ces pages sont entrecoupées d’extraits du livre Le Requiem de Terezin de Josef Bor (lui-même ancien déporté à Terezin), lus de façon poignante par le metteur en scène/récitant Pierre-Emmanuel Rousseau. La mise en situation est totale : nous ne sommes plus dans le Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, mais bel et bien dans le camp de concentration, en septembre 1943… les détenus s’installent, et ont fait un effort vestimentaire : rapiécer des habits de mendiants, nouer un lacet en guise de cravate ; ils s’inquiètent de savoir pourquoi tel ou tel n’est plus là, ou n’est pas encore là – a-t-il été arrêté, torturé, déporté ? Va-t-on réussir à exorciser la détresse et le désespoir par le chant, et en particulier par le chant de libération final, Libera me, Domine, de morte aeterna… ? la façon dont la musique de Verdi et le texte sacré sont perçus et vécus par les détenus, exécutants ou spectateurs, refont surface… L’émotion est dense et palpable, celle du récitant tout d’abord, celle des choristes qui l’écoutent avec la plus grande attention, et celle du public bien sûr, tous unis dans un profond recueillement.

Pierre-Emmanuel Rousseau – © Christophe Lahais

Sur le plan musical, ce qui frappe en premier lieu c’est la très grande implication de tous les artistes et la très belle homogénéité de l’ensemble. Les deux pianistes (excellents Pamela Hurtado et Frédéric Rouillon), très exposés puisqu’ils remplacent l’orchestre complet, font preuve d’une parfaite maitrise et d’une grande sensibilité. On découvre au passage, non sans un certain étonnement, que l’œuvre n’est pas dénaturée par la réduction pour piano. Certaines pages atteignent même, dans cette réduction, une forme de dénuement et d’intensité bouleversants, notamment dans les toutes premières mesures du Requiem : prises sur un rythme extrêmement lent par un piano qui résonne tel un chant a capella dans l’immense salle silencieuse, elles serrent le cœur et constituent un moment particulièrement poignant…

Pamela Hurtado – © Christophe Lahais
Frédéric Rouillon – © Christophe Lahais

Le Chœur de Paris (préparé par Till Aly), excellent comme à son habitude, déjoue les pièges du Dies irae et de la fugue finale du Libera me, et délivre une interprétation de l’œuvre empreinte d’une émotion qui non seulement s’entend dans le chant, mais se lit également sur les visages des choristes…

Camille Claverie – © Christophe Lahais
Marie Gautrot – © Christophe Lahais

Le quatuor de solistes est entièrement au service de la musique, mais aussi – et surtout – de cet hommage et de cette commémoration : Camille Claverie, au timbre émouvant et à la ligne de chant châtiée dans l’Agnus Dei, s’implique pleinement dans un Libera me vibrant. Marie Gautrot impressionne par le hiératisme de son Liber scriptus et l’émotion qu’elle insuffle aux premières mesures du Lacrymosa. Les hommes, dans cette version, sont plus en retrait, mais Sébastien Droy et Olivier Gourdy apportent une participation pleine de classe et d’émotion contenue dans ce même Lacrymosa, sans doute l’un des moments les plus bouleversants de la soirée. Salvatore Caputo, qui eut le premier l’idée de ce concert, dirige avec un recueillement profond… De toute évidence, le courant est passé entre le chef et le Chœur de Paris, qui suit avec une attention extrême la moindre indication du chef des chœurs de l’Opéra de Bordeaux.

Sébastien Droy – © Christophe Lahais
Olivier Gourdy – © Christophe Lahais
Salvatore Caputo – © Christophe Lahais

Le public, visiblement très ému, d’une attention et d’une concentration rares, remercie chaleureusement les artistes à la fin du concert. Avant de quitter la scène Salvatore Caputo prend la parole : il rappelle en quoi ce concert est hélas porteur de sens en une période où les extrémismes et les dictatures gagnent une inquiétante visibilité, et forme un vœu que, sous le sapin de Noël, on trouve cette année de nombreux exemplaires du Requiem de Terezin de Josef Bor. Quoi qu’il en soit, ce soir, hommage a été rendu à Rafael Schächter, à ses choristes, aux déportés de 1943. Et, comme l’a souhaité Stéphane Lelièvre dans son discours introductif, les artistes ont clamé haut et fort leur rejet de toute forme d’antisémitisme, de racisme et d’intolérance. Qu’ils en soient remerciés !

Les artistes

Camille Claverie, soprano
Marie Gautrot, mezzo-soprano
Sébastien Droy, ténor
Olivier Gourdy, basse

Chœur de Paris (direction : Till Aly)
Pierre-Emmanuel Rousseau, récitant
Paméla Hurtado et Frédéric Rouillon, piano
Direction musicale : Salvatore Caputo

Le programme

Guiseppe Verdi, Messa da Requiem

Réduction de l’œuvre en hommage à la version qui fut donnée dans le camp de concentration de Terezin (Tchéquie) en 1943 et 1944. Concert organisé par l’INSPE de Paris, en collaboration avec Sorbonne Université, le Rectorat de Paris et le Mémorial de la Shoah.
Paris, Grand Amphithéâtre de la Sorbonne, représentation du vendredi 28 octobre 2022.