
À Lisbonne, l’héroïne verdienne triomphe (notamment grâce à une très belle interprétation vocale), dans une mise en scène étonnamment sage.

Le cadre, pourtant, se révélait prometteur. Toujours à la recherche de nouveaux écrins pour accueillir ses productions, la soprano Catarina Molder, fondatrice de l’OperaFest Lisboa qui fête cette année sa sixième édition, a déniché, après les jardins du Musée d’Art ancien (Lisbonne) et ceux du Palais du Marquis de Pombal (Oeiras), l’étonnant Covento da Cartuxa (Couvent des Chartreux), à Caxias. Transformée en auditorium en plein air, la grande cour du couvent, avec ses arches décrépites et taggées rehaussées de néons multicolores, semblait offrir un avant-goût du spectacle.



Photos Pierre Brévignon
Alors, Trashviata en vue ? Substances illicites dans le poudrier de la courtisane ? Pas exactement.
Non que la lecture proposée par David Pereira Bastos engendre l’ennui ou l’indifférence. Avec une belle science de l’animation d’un plateau théâtral, que l’on avait déjà pu apprécier dans la double affiche Suor Angelica/Rigor Mortis (OperaFest 2023), il orchestre deux heures durant la chute de Violetta Valéry, du bouillonnement tapageur des fêtes du Second Empire à l’agonie solitaire dans un Paris glacial. Sa mise en scène souligne justement l’opposition entre le plein et le vide (de la scène, du flux vital, des sentiments), figurée par une palette de couleurs allant du flashy extravagant (costumes et panaches bariolés signés Francisco Sampaio) au blanc clinique de Violetta agonisante. Mais ce contraste n’est-il pas déjà explicite dans la construction dramatique du livret ? Si le spectacle échappe à l’indifférence et à l’ennui, on aurait aimé qu’il propose davantage de surprises – qu’il prenne le spectateur à contre-pied. Et il faudra plus que des matadors en string fessés par des courtisanes (fin de l’acte II) pour y parvenir. La foule des noceurs quittant le plateau pour rejoindre le public pendant le brindisi était une idée séduisante… laissée en suspens. Quant à la boule à facettes disco qui tourne pendant tout l’acte III, elle semble si incongrue que l’on se demande s’il s’agit d’un réel choix du metteur en scène ou d’un souci technique. Éternel problème d’une œuvre aussi souvent montée que la Traviata (mais on pourrait en dire autant de Don Giovanni, dont le festival avait proposé l’an dernier une lecture certes imparfaite mais autrement plus risquée)…
Un mot sur le décor de Daniela Cardante. C’est, à notre avis, le point faible de cette production. Cinq modules parés d’une surface réfléchissante (aluminium ? cellophane ?) permettent de façonner l’espace comme autant de cloisons, mais leur caractère abstrait interroge : ils n’évoluent pas, et caractérisent de la même façon une salle de bal, une maison à la campagne, un salon mondain ou la chambre solitaire de Violetta… Seules les lumières très travaillées de Sérgio Moreira les animent, qui redoublent d’intensité avec l’apparition, à partir de la scène 2 de l’acte II, d’un grand globe sur scène auquel répond une boule à facettes à l’arrière du parterre. Deux mobiles rectangulaires en guise de mobilier, un nombre limité d’accessoires complètent l’espace… sans convaincre davantage.
La surprise, et c’est finalement le plus important, est venue du plateau vocal. Demi-surprise dans le cas de la soprano croate Darija Auguštan, dont la prise de rôle dans la production de Silvia Paoli à l’Opéra de Rennes cette année a révélé une affinité évidente avec Violetta Valéry. Sans tour de chauffe ni tâtonnements, elle fait entendre dès son entrée en scène un timbre d’une rondeur et d’une ductilité séduisantes. Sensuel sans être racoleur, il nimbe de chaleur jusqu’aux aigus de ses vocalises, exécutées avec une aisance pour laquelle l’italien semble avoir inventé le terme sprezzatura : un naturel confondant masquant un travail titanesque. Sa présence scénique est toujours juste, jamais elle ne tire la couverture à elle – ses duos avec Alfredo et Giorgio Germont sont des merveilles de mise en place. La jeune chanteuse semble avoir déjà pris la mesure de son personnage, vécu ses mille vies, ses joies et ses chagrins… Dans ces conditions, elle incarne idéalement celle qui, alors qu’on lui promet un avenir meilleur, dit adieu à son passé. Ovation finale ô combien méritée : il nous tarde de revoir et d’entendre Darija Auguštan sur les scènes françaises !
Face à elle, le ténor bosniaque Ermin Ašćerić fait mieux que ne pas démériter : il est le partenaire vocal et scénique idéal. Pour un novice du chant verdien, son instrument se joue de toutes les difficultés de la partition, sans jamais sonner fatigué ou tendu. Là encore, en totale alchimie avec la voix de Violetta, des couleurs d’une belle étoffe viennent parer sa ligne de chant, dans le registre amoureux (« Un di, felice… »), euphorique (« De’ miei bollenti spiriti…») ou pathétique (« Parigi, o cara… »). Sa présence théâtrale – qui parvient à faire oublier sa tenue peu flatteuse de l’acte II – parachève la réussite de sa prestation.
On a déjà dit tout le bien que l’on pensait de Christian Luján, un fidèle du festival depuis sa première édition, remarquable Don Giovanni l’année dernière. Le baryton colombien, bien qu’un peu jeune pour le rôle de Giorgio Germont, le fait oublier par son autorité scénique comme par l’aplomb de son timbre. On louera, naturellement, son « Di Provenza, il mar il sole… » et le verdict terrible rendu à son fils à la fin de l’acte II, mais il existe tout autant dans sa furtive apparition pendant le Finale.
Les comprimari offrent une palette de talents diverse : si le mezzo d’Alexandra Calado surprend par ses intonations engorgées, Luis Caetano en Gaston fait entendre un timbre d’une belle homogénéité. Gonçalo Martins et Nuno Fonseca composent deux aristocrates d’une théâtralité assumée, avec ce qu’il faut de fièvre dans la partie de cartes. L’Annina discrète de Laura Matadinho émeut en peu de scènes, mais c’est surtout le docteur de Luís Mayer-Bento qui tire son épingle du jeu – aidé par une apparence qui tranche avec la fantaisie des autres costumes. Tout de sombre vêtu et cagoulé pendant les deux premiers actes, il plane sur le plateau comme un oiseau de mauvais augure. Paré de blanc dans la scène finale, il refermera un voile noir sur l’infortunée Violetta, tel un linceul inversé.
Comme la mise en scène, la direction musicale d’Osvaldo Ferreira est restée tout au long de l’œuvre sans aspérités, contribuant à l’impression d’une lecture trop sage de la partition, où les temps nous ont semblé scandés un peu mécaniquement. Peut-être la sonorisation de l’Orchestre philharmonique portugais, qui met en relief des articulations et des sonorités d’ordinaire cantonnées à la fosse, est-elle responsable de cette impression ?
Mais l’on s’en voudrait de terminer sur une réserve. Un dernier éloge, donc : comme l’an dernier dans un Cav/Pag de grande classe, le Coro OperaFest de Filipa Palhares s’est une fois de plus distingué par un alliage idéal de théâtralité et de musicalité. La capacité de chaque chanteuse et chanteur à exister à la fois comme entité autonome et comme élément d’un tout est enthousiasmante. On aimerait, un jour, qu’un spectacle entier lui soit consacré. Rendez-vous en 2026 ?
Violetta Valéry : Darija Auguštan
Alfredo Germont : Ermin Ašćerić
Giorgio Germont : Christian Luján
Gaston : Luís Caetano
Baron Douphol : Nuno Fonseca
Docteur Grenvil : Luís Mayer-Bento
Flora Bervoix : Alexandra Calado
Annina : Laura Matadinho
Marquis d’Obigny : Gonçalo Martins
Giuseppe : Salvador Ungaro
Un domestique : Gustavo Tecelao
Un commissionnaire : Lucas Mandillo
Coro Operafest, dir. : Filipa Palhares
Orchestre philharmonique portugais, dir. Osvaldo Ferreira
Mise en scène : David Pereira Bastos
Décors : Daniela Cardante
Costumes : Francisco Sampaio
Lumières : Sérgio Moreira
Design sonore : Jorge Serigado, Ricardo Costa
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias. Création au Teatro La Fenice de Venise le 6 mars 1853.
Caxias, Covento da Cartuxa. Représentation du jeudi 7 août 2025.