Les printemps de Bizet depuis le Corum de Montpellier

Un gala lyrique à l’Opéra national Montpellier, avec une cheffe et de jeunes artistes français :  voici les printemps de Bizet ! Les extraits de La Jolie fille de Perth, puis des Pêcheurs de perles sont en effet ses premiers grands ouvrages créés sur la scène parisienne durant la décennie précédant Carmen. Capté à l’Opéra Berlioz de la métropole languedocienne, ce concert est transmis ce 19 mars 2021 conjointement sur deux sites : le réseau Facebook de l’OONM (1er concert prévu dans la programmation anté-Covid) et celui de la Philharmonie de Paris (2e concert prévu). Si les publics de Montpellier et de Paris y perdent le direct, tous les auditeurs ont eu la possibilité d’y accéder « en direct » par ces sites. De quoi éclairer l’arrivée de notre printemps 2021 … (en dépit du contexte).

Inventer le pittoresque écossais et celui orientaliste

C’est à 24 printemps que Georges Bizet (1838-1875), jeune Prix de Rome, reçoit commande des Pêcheurs de perles de la part du directeur du Théâtre-Lyrique (Paris), désireux d’élargir le répertoire lyrique français. Quatre ans plus tard, La Jolie fille de Perth sera la seconde commande adressée au compositeur. Conseillé par son mentor Gounod, Bizet a jusqu’alors produit de courts ouvrages lyriques (Le Docteur Miracle, La Guzla de l’Emir) avant d’affronter le grand format de l’opéra, celui de ces commandes.

Les Pêcheurs de perles (livret de Cormon et Carré) situent l’action dans une communauté indigène de Ceylan, tandis que La Jolie fille de Perth (livret de Saint-Georges et Adenis, d’après The Fair Maid of Perth de W. Scott) met en scène les turbulences carnavalesques dans un port écossais à la fin du Moyen-âge. Comment traiter l’exotisme musical sous toute latitude, un courant furieusement à la mode, alors que « l’ailleurs » des publics parisiens commence à l’octroi de Passy ou de Pantin, ou au mieux, à l’entrée des premières Expositions universelles ? Les publics d’opéra du XIXe siècle sont friands du spectaculaire exotique qui se mesure au faste des costumes et décors, mais aussi aux danses et scènes rituelles. Privés de voyage, parions que les auditeurs de 2021 seront sensibles au pittoresque chatoyant de l’évasion que Bizet imagine de toute pièce … tout en prenant de la distance avec l’ethnocentrisme des dramaturges grâce à l’incontournable essai d’E.W. Saïd, L’Orientalisme : l’orient créé par l’occident.

Le génie de Bizet est en effet d’aborder le pittoresque de ces contrées par son invention musicale, alors que la posture ethnographique n’est pas encore exploitée chez ses contemporains, à l’exception de Félicien David. Cet aspect intuitif, l’auditeur le savoure dans la configuration de ce concert lyrique qui ne suit pas la continuité dramatique de chaque œuvre. Sans rechercher la vérité d’un opéra en version concertante, la perception, la sensibilité de couleurs et d’ambiances successives se succèdent.

En première partie du concert, quatre épisodes symphoniques de La Jolie fille de Perth campent la couleur écossaise médiévale, si prisée depuis les romans de Walter Scott, et ce, sans tentative d’imitation ou de citation (différemment de Boieldieu dans La Dame blanche). Tirée d’épisodes de La Jolie fille de Perth pour le concert, cette suite orchestrale rassemble le Prélude, la Sérénade (2e acte), la Marche (1er acte) et la Danse bohémienne (2e acte) … puisqu’une bohémienne Mab hante le port écossais !  Les séductions orchestrales sont au rendez-vous avec l’Orchestre national de Montpellier sous la direction de Laurence Equilbey. L’intimité des entrelacs des flûtes et harpe dès le Prélude, les frustres accents d’une Marche « écossaise » vigoureuse, depuis le pupitre de basson jusqu’à l’apothéose orchestrale avec piccolo, cymbales et timbales (influence du Berlioz de La Damnation) créent un espace acoustique à la mesure de l’Opéra Berlioz. Quant à la Danse bohémienne, elle déploie une coloration et amplification qui préfigurent celle de Carmen, 8 ans plus tard. Le motif balancé confié aux flûtes et harpe (en mineur) cède graduellement la place à l’ivresse d’un accelerando orchestral, tourbillon fougueux qui s’enroule autour du motif (en majeur) : on aurait souhaité plus de souplesse et de vertige dans la direction de cette Danse. Cette suite orchestrale s’enchaîne à quatre extraits lyriques (plus loin commentés), le tout dans la version originale de l’opéra, reconstituée par David Lloyd Jones.

En seconde partie, la cheffe d’orchestre a opté pour davantage de continuité dramatique : les 1ers et 3e actes des Pêcheurs de perles se déroulent avec quatre rôles chantés (sans les épisodes avec chœur). Par ce choix, l’auditeur saisit la dramaturgie de l’œuvre, basée sur les affrontements des membres d’une communauté cinghalaise. Les amours interdites de Leila, jeune brahmine soumise à la chasteté, et du jeune chasseur Nadir sont en butte à la jalousie de l’austère chef de clan, Zurga, lié à Nadir par un serment. La couleur « indienne », rattachée au puissant courant orientaliste, surgit du motif conducteur de l’opéra, que nous savourons dès le premier duo qu’il contrepointe (« Au fond du temple saint »). Cette sinueuse et pénétrante mélodie, incarnée par le pur timbre de la flûte solo (Chloé Dufossez à l’Orchestre national de Montpellier), son étirement flottant, personnifient probablement le souvenir de l’apparition de la mystérieuse Leïla, nimbée d’un halo religieux. Si le regard des dramaturges est imprégné d’une vision colonialiste, l’intuition coloristique de Bizet est captivante. Ce motif conducteur, véritable sésame expressif, contribue à singulariser les trois actes orientalisants.

Goûter l’art du chant français avec la jeune génération

Alors que les frontières demeurent fermées depuis le début de la pandémie Covid, l’obligation de relocaliser les ressources dans chaque maison d’Opéra est l’occasion de promouvoir la jeune génération de chanteurs, ici franco-belges. C’est au moins un aspect positif de la crise. Nous l’avions déjà relevé lors du spectacle de l’Opéra-Comique en janvier dernier, conçu autour de sa troupe d’interprètes fidélisés. Ici, judicieusement sélectionnés par Valérie Chevalier, directrice de l’OONM, les quatre chanteurs confirment les preuves de cette excellence. En particulier, le trio soprano, ténor et baryton défend avec brio les archétypes lyriques du XIXe siècle : le couple soprano-ténor lutte contre l’adversaire baryton.

Cyrille Dubois © Philippe Delval / OnP

Jérôme Boutillier © Bérengère Lucet

Dans La Jolie Fille de Perth, les deux rôles masculins s’opposent avec crédibilité, tant au plan dramatique de l’intrigue qu’au plan du tempérament d’interprète : la droiture du forgeron écossais Smith (Cyrille Dubois, ténor) a sa contrepartie dans l’ivresse de l’apprenti Ralph (Jérôme Boutillier, baryton). L’un sculpte les syllabes avec une sobre plénitude dans son air « Partout des cris de joie ». L’autre joue de la chanson bachique « La la la … Quand la flamme de l’amour brûle » avec la grandiloquence grotesque de mise, tout en titubant sur le plateau.  Son charisme en ferait-il un jeune successeur de Gabriel Bacquier ? Courtisée par trois écossais dans l’intrigue, la belle Catherine Glover (Jodie Devos, soprano) incarne la coquette amoureuse avec un aplomb vocal et une malice irrésistibles dans l’air à vocalises (« Echo, viens sur l’air embaumé »), concession de Bizet au goût dominant. Depuis son 2e Prix au Concours Reine Elisabeth (2014), la typologie de « chanteuse à roulades », caractéristique de l’opéra-comique dix-neuviémiste, n’a aucun secret pour la jeune interprète belge :  lumineux contre-ut puis contre-fa en cascade arpégée ! Les montpelliérains n’oublient d’ailleurs pas ses prestations de début de carrière à l’Opéra-Comédie dans Le Nozze di Figaro (Susanna), L’Enfant et les sortilèges de Ravel (le Feu, la Princesse), L’Hirondelle inattendue de S. Laks. Le pic d’émotion de l’œuvre est réservé au duo des amoureux, « Ô ciel, qu’ai-je vu ? ». C’est peu de parler d’osmose lorsqu’on perçoit une telle gémellité dans la conduite du chant, de la respiration et de la musicalité !

Jodie Devos

L’affrontement des protagonistes est plus élaboré dans la partition des Pêcheurs de perles, dont le livret est moins convenu et plus structuré. À présent sans partition en main (ou quasi), les interprètes restituent cet aspect avec engagement scénique. Leïla, la prêtresse cinghalaise (Jodie Devos) exhale la poésie de l’ailleurs  (« Seule au milieu de nous ») dans la pureté d’arabesques mélodieuses.

En sus, la puissance de sa personnalité se révèle lors du duo où elle s’oppose au chef de clan Zurga : ses interjections de malédiction dévoilent son potentiel d’héroïne, bien que sa diction ne soit pas toujours irréprochable. Concernant Nadir (Cyrille Dubois), la poésie du souvenir est magnifiée dans la célèbre romance « Je crois entendre encore ». L’émotion devient extatique lorsque le ténor module sa palette de nuances subtiles, en fondu-enchaîné avec les bois de l’orchestre, dont le mélancolique cor anglais. Interprète favori du rôle de Nadir (production des Pêcheurs à l’Opéra royal de Wallonie en 2019), le ténor français approche le talent de Léopold Simoneau, Nadir d’exception durant l’après-guerre (Les Pêcheurs de perles, enregistrement de 1953, CD Opera Collector, label Philips Classics). Rappelons son excellente interprétation dans L’île du rêve de R. Hahn.

Après l’orage suggéré par l’orchestre, le ténébreux Zurga (Jérôme Boutillier) offre un intense moment dramatique dans l’exposé de son dilemme entre amour et serment d’amitié (« L’orage s’est calmé »). Tourmenté par la jalousie, c’est cependant dans le duo avec Leila, « Je frémis, je chancelle » que sa fureur explose. Le cœur du drame y est atteint grâce au charisme vocal du baryton et à la vigueur des ponctuations orchestrales (cors, trombones et timbales). Cette fureur préfigure d’autant mieux la loyauté de son futur geste libérant les amants au dénouement. Ce trio couronne la valeur des ensembles vocaux des Pêcheurs, perles authentiques qui surpassent l’orientalisme conventionnel pour incarner l’intemporalité des passions. On peut en dire autant du duo sacralisant l’amitié masculine, « Au fond du temple saint » (Nadir, Zurga), du quatuor de la scène rituelle, « Seule au milieu de nous », ou encore du suave duo amoureux des héros (« Par cet étroit sentier »). Dans la marche au supplice du jeune couple de victimes (n° 14), la contribution éloquente du prêtre Nourabab (la basse Yoann Dubruque) brille par l’autorité d’un timbre assombri.

Lors de la création des Pêcheurs de perles, Hector Berlioz en louait «  les beaux morceaux expressifs pleins de feu et d’un riche coloris ». Ce 21 mars 2021, dans l’impatience de la réouverture des salles de concert et d’opéra, ce concert BIZET nous comble car il sème des Augures printaniers !

Les artistes

Jodie Devos , soprano (Catherine Glover, Leïla)
Cyrille Dubois , ténor (Simth, Nadir)
Jérôme Boutillier, baryton (Ralph, Zurga)
Yoann Dubruque, baryton-basse (Nourabad)

Orchestre national Montpellier Occitanie, dir. Laurence Equilbey 

Le programme

Concert-gala Georges Bizet, 19 mars 2021 au Corum de Montpellier

  • extraits de La Jolie fille de Perth : Suite orchestrale – N° 13 « Partout des cris de joie » (Smith) – N° 14 « Quand la flamme de l’amour » (Ralph) – N° 24 « Echo, viens sur l’air embaumé » (Catherine) – N° 21 « O ciel, qu’ai-je vu » (Catherine, Smith)
  • extraits des Pêcheurs de perles : Prélude – N° 2 et 3 (duo Nadir, Zurga), N° 5 (Nourabad, Leïla, Nadir), N° 4 (Romance de Nadir), N° 9 (duo Leïla, Nadir), N° 11 (air de Zurga), N° 12 (Leïla, Zurga), N° 14 (Leïla, Nadir, Nourabad), N° 14 (quatuor).