PETR NEKORANEC – À nous deux, Faust !

Audace ? Inconscience ? Un coup de folie, selon Petr Nekoranec lui-même ! Lorsque Julien Benhamou propose au jeune ténor de remplacer au pied levé Benjamin Bernheim dans La Damnation de Faust au Théâtre des Champs-Élysées, Petr Nekoranec n’a jamais chanté le rôle, ni même travaillé l’œuvre. Un coup d’œil à la partition… et le chanteur accepte ! Bien lui en a pris, si l’on en croit l’accueil chaleureux que lui a réservé le public mercredi 12 novembre.
Retour sur cette aventure assez incroyable… et sur la carrière en pleine ascension de ce ténor attachant.

Remplacement au pied levé et prise de rôle : entre stress et adrénaline !

Stéphane LELIÈVRE — Vous venez de remplacer au pied levé Benjamin Bernheim dans La Damnation de Faust au Théâtre des Champs-Élysées. Comment s’est fait ce remplacement ? Dans quelles conditions vous a-t-on contacté ? Vous deviez bientôt chanter La Calisto à l’Opéra de Nantes. Peut-être étiez-vous déjà en France ?

Petr NEKORANEC — C’est peut-être la plus grande folie que j’aie faite de ma vie. Je participais à une masterclass, celle de la Fondation des Treilles dans le Haut-Var. J’étais arrivé en France, près de Nice, le lundi 27 octobre, la masterclass avait commencé le mardi.
Et mercredi matin, Julien Benhamou, le nouveau directeur du Théâtre des Champs-Élysées, m’a appelé. Il me connaissait parce qu’il m’avait vu et entendu dans Le Retour d’Ulysse au Festival d’Aix-en-Provence. Peut-être aussi me connaissait-il par mon album consacré à l’opéra français (French arias,  1 CD Supraphon, 2019). Il me demande : « Tu connais Faust ? — Celui de Gounod ? » — « Non, celui de Berlioz. Regarde la partition et dis-moi si tu peux chanter le rôle. »
Je ne connaissais pas le rôle. Je ne l’avais jamais chanté, ni même travaillé. J’ai regardé la partition… et j’ai dit oui. Je l’ai appris en quatre jours. Le lundi 3 novembre, j’étais prêt. Benjamin a tout de même pu chanter les deux premières représentations, mais il a dû renoncer aux suivantes. J’étais sa doublure pour les deux premières représentations, ce qui m’a permis de me familiariser avec le spectacle. Avant ma prise de rôle de mercredi dernier (le 12 novembre), j’avais pu visionner la vidéo de la générale, échanger quarante minutes avec la metteuse en scène, répéter une heure musicalement avec le chef Jakob Lehmann.
Je ne sais pas encore comment j’ai réussi à assurer ma première… mais je sentais que j’étais prêt.

Les saluts le soir du 12 novembre – © Ivar Kjellberg

 S.L. — Pendant longtemps, on a confié le Faust de Berlioz à des ténors à la voix plutôt large et puissante, mais la tendance actuelle serait plutôt d’aller vers des voix plus légères. Comment vous situez-vous dans cette écriture vocale exigeante, devant affronter un orchestre particulièrement dense ?
P.N. — En fait, le rôle sollicite beaucoup la zone centrale de la voix, y compris dans le célèbre Nature immense. Je m’y sens plutôt à l’aise.

S.L. — Cela a été, de toute évidence, une très belle expérience, fort bien accueillie par le public ! Êtes-vous prêt à chanter le rôle de nouveau, dans de meilleures conditions ?
P.N. — Oui, bien sûr. Je suis déjà très heureux d’assurer la seconde représentation demain samedi (15 novembre), et je pense que je l’aborderai de façon bien plus sereine. Il n’y aura pas cette adrénaline — peut-être ce stress — qui m’ont accompagné pour ma « prise de rôle » !

S.L. — Vous me disiez avoir été très stressé par certains détails en scène…
P.N. —
Oui ! Si je parle plus ou moins bien français, j’ai des difficultés à l’écrire. Dans cette mise en scène de La Damnation, je dois écrire sur scène la date du jour de la représentation. Ma première représentation tombait un mercredi, et j’étais terrorisé à l’idée de ne pas écrire convenablement ce mot. Au point de demander qu’on me colle sur le décor un petit papier avec le mot « mercredi » pour que je puisse le regarder avant de l’écrire, afin d’être sûr de ne pas faire de faute d’orthographe. Cela m’a plus stressé que de devoir chanter tout le rôle de Faust ! Heureusement, demain nous sommes samedi : ce sera plus simple et donc moins stressant à écrire !
Le deuxième élément qui m’inquiétait était le cri final de Faust, au moment où il disparaît : je voulais vraiment exprimer l’absolue terreur qui saisit le personnage au moment de sa damnation.

S.L. — Le spectacle proposé par Sylvia Costa est assez particulier. Êtes-vous gêné par des approches très novatrices de certaines lectures scéniques ?
P.N. — Je n’ai aucun a priori. Si une mise en scène est novatrice mais qu’elle fonctionne, et surtout si je la comprends, cela me va très bien. Il faut simplement qu’elle aille dans le même sens que le texte et la musique.
Il m’a semblé que c’était le cas ici, dans le cas du spectacle de Sylvia Costa, même si une partie du public ne l’a pas apprécié. Je trouve intéressant et crédible que les aventures de Faust soient présentées comme les émanations de son esprit malade et torturé.

La vie d’artiste

S.L.Vous me recevez dans votre hôtel, à proximité du Théâtre des Champs-Èlysées… La vie d’artiste n’est-elle pas trop pesante pour vous ? Le fait d’être toujours en voyage, seul, dans des hôtels ?… Comment construire des relations stables et solides dans ces conditions ?
P.N. — Disons que cela permet de faire le tri dans les amitiés. Les véritables amitiés résistent à ce mode de vie. Et au fil des spectacles se créent aussi de vrais liens. Les rencontres entre collègues sont souvent brèves, mais peuvent donner naissance à des relations solides, d’autant qu’on est amené à se retrouver parfois au fil des productions. Ainsi, quand on a annoncé que j’allais chanter Faust au TCE, beaucoup d’amis français m’ont écrit pour m’encourager ou me féliciter : Marie Perbost, Lucile Richardot, Camille Delaforge, Sébastien Daucé… Cela m’a fait très chaud au cœur !

© D.R.

Un répertoire en pleine évolution

S.L. — Vous chantez souvent le répertoire baroque, et votre galerie de rôles comporte divers rôles français. Mais votre répertoire semble s’élargir progressivement, avec par exemple bientôt Rodolfo de La bohème

P.N. — Oui, La bohème sera donnée très prochainement, en décembre prochain, à l’Opéra de Prague. L’Opéra de Prague est un lieu idéal pour « essayer » certains rôles (j’y ai chanté mon premier Roméo). C’est une grande salle, sans être non plus immense ; elle reste humaine et permet de se lancer dans certaines expérimentations sans pour autant prendre trop de risques. Je suis entré dans la troupe de l’Opéra de Prague pendant la pandémie, ce qui a été extrêmement bénéfique pour moi dans une période si difficile pour les artistes.
Même si je me lance dans l’aventure de La bohème, je ne pense pas que ma voix devienne plus « dramatique ; simplement,  le registre central se fait plus mature. Cela me permettra d’aborder progressivement des emplois un peu plus lyriques. Cependant, ces Rodolfo restent pour l’instant une expérience ponctuelle. Je vais m’orienter davantage vers certains rôles français, plus adaptés à ma voix.

https://www.youtube.com/watch?v=8Xra28paNxY

La bohème : « Che gelida manina » – Piano : William Kelley

Petr et la France : une love affair ?

S.L. — En France, il y a eu Iphigénie en Tauride à Nancy, Le Barbier de Séville à Toulouse, bientôt La Calisto à Nantes, puis Idomeneo à Toulouse…
P.N. —
Oui, je crois que je chante aujourd’hui davantage en France qu’en République tchèque !

S.L. — Vous parlez remarquablement notre langue.
P.N. —
Pourtant, je ne l’ai jamais apprise officiellement, et je ne connaissais pas particulièrement la culture française avant de chanter votre musique ! À vrai dire, je ne connaissais pas du tout la France… et maintenant c’est un pays où je me sens très bien, et qui est devenu pour moi comme une seconde famille.
Mes toutes premières expériences scéniques en France et dans le répertoire français ont été l’Iphigénie de Nancy puis David et Jonathas de Charpentier, que j’ai chanté avec Sébastien Daucé. Il m’a beaucoup fait travailler la partition mais aussi la langue, la diction, la prosodie… Mais je n’ai jamais ouvert un livre de grammaire française : j’ai appris uniquement en travaillant les rôles français, et en échangeant avec mes collègues !

Petr Nekoranec et Julien Van Mellaerts : Oreste et Pylade dans Iphigénie en Tauride à Nancy – © Jean-Louis Fernandez

 S.L. — Après Roméo et Faust, y a-t-il d’autres rôles français qui vous tenteraient ?
P.N. —
Bien sûr ! Il y a déjà un Nadir de prévu : je le chanterai en France lors de la saison 27-28. Peut-être que ce Faust parisien va contribuer à m’ouvrir certaines portes pour d’autres rôles français… J’aimerais beaucoup chanter Werther, bien sûr. Peut-être aussi le Des Grieux de Massenet, un peu plus tard (certaines pages du rôle ont une assez grande puissance dramatique…). Et, évidemment, Hoffmann. Le rôle est long et difficile, mais après Roméo et le Faust berliozien, il me semble que je pourrai l’aborder dans quelque temps. Et puis, il y a tant d’autres rôles séduisants : Le Postillon de Lonjumeau, Gérald dans Lakmé, Pâris dans La Belle Hélène, …
Je crois qu’un théâtre comme l’Opéra-Comique conviendrait idéalement à ma voix. Même si j’ai chanté dans des salles grandes, voire immenses, comme le Grand Théâtre de Varsovie — où je viens d’interpréter Le Manoir hanté de Stanisław Moniuszko, que nous avons par ailleurs  enregistré — je suis très attaché à ces salles à dimension humaine.

https://www.youtube.com/watch?v=fla56uHUTts

Les Pêcheurs de perles, « Je crois entendre encore » – Česká filharmonie/Christopher Franklin

Projets

S.L. — Vous chantez régulièrement Le Journal d’un disparu de Janáček.
P.N. —
Oui, c’est une œuvre que j’aime énormément et qui est très difficile — non seulement musicalement, mais surtout du point de vue du texte. J’admire les chanteurs étrangers qui s’y essaient, car le texte n’est pas écrit en tchèque standard, mais dans un dialecte très difficile à maîtriser pour qui ne le parle pas. Dans ma famille, on parle ce dialecte, le texte m’est donc très naturel, et c’est en partie pour cela que j’ai choisi d’enregistrer ce cycle. Il en existe déjà plusieurs versions excellentes, mais je pense que ma familiarité avec ce parler peut apporter quelque chose d’idiomatique et d’authentique. Il s’agira par ailleurs d’une version orchestrale, que j’ai enregistrée avec l’Orchestre Philharmonique de Poznań, sous la direction de Łukasz Borowicz. L’orchestration est signée Arthur Lavandier. Je trouve le résultat magnifique : il a parfaitement compris l’état d’esprit du Janáček vieillissant… Arthur Lavandier a conservé le piano, mais a ajouté grâce à l’orchestre une palette de couleurs superbe. L’album paraîtra au début de l’année prochaine.

S.L. — Vous chanterez d’ailleurs Le Journal d’un disparu prochainement à Lille…
P.N. —
Oui, très bientôt, en décembre, dans une version au piano, formant un diptyque avec le Liederkreis de Schumann. Le pianiste sera Ahmad Hedar, qui jouera également Sur un sentier recouvert de Janáček, une pièce qui servira de transition entre les deux cycles. Le Journal d’un disparu est une œuvre où piano et voix dialoguent en permanence, et Ahmad comprend parfaitement ce rapport intime : quand je me tais, son jeu devient comme une voix intérieure qui prolonge mes émotions.

© D.R.

S.L. : Outre ce concert lillois, peut-on connaître vos projets à plus ou moins brève échéance ?
P.N. —
Il y aura deux concerts de Noël à la Cathédrale Saint-Étienne de Vienne, avec Petr Popelka à la baguette ; un récital à Prague avec Maria Kokareva, qui a déjà été ma Juliette dans le Roméo de Gounod à Berlin. Toujours à Berlin, en février, nous donnerons L’Opera seria de Gassmann, avec Christophe Rousset et Laurent Pelly. Plus tard, je reprendrai David et Jonathas avec Sébastien Daucé au Théâtre des Champs-Élysées. Et je vais enregistrer deux cycles de mélodies de Britten avec l’Orchestre de la Radio nationale tchèque. Sans oublier, donc, un Nadir qui se profile prochainement sur une grande scène française…

Propos recueillis par Stéphane Lelièvre le vendredi 14 novembre 2025.