ÉTIENNE DUPUIS
Profession : baryton généreux !

Trois termes nous viennent à l’esprit au terme de cette rencontre avec Étienne Dupuis : gentillesse, simplicité et générosité.

  • Gentillesse et simplicité : Étienne Dupuis nous reçoit sans façon dans sa loge de l’Opéra Bastille, et on a très vite l’impression de dialoguer avec un vieil ami, que l’on retrouve comme si l’on s’était quitté la veille !

  • Générosité d’un baryton qui nous accorde un entretien une heure avant que le rideau ne se lève sur Simon Boccanegra ; qui donne véritablement tout sur scène, vocalement et scéniquement, pour faire vivre ses personnages; et qui n’hésite pas à donner de son temps pour aider du mieux qu’il peut les jeunes artistes à entrer dans la profession…

© Emilie Brouchon

Stéphane LELIÈVRE : Cher Étienne, c’est toujours un grand plaisir de vous retrouver sur une scène parisienne ! Vous vous produisez d’ailleurs assez souvent dans la capitale. Il faut dire que vous êtes un Parisien d’adoption…
Étienne DUPUIS : Nicole [Car] et moi avons eu un coup de cœur pour cette ville et nous y vivons effectivement depuis plusieurs années. Je suis moi aussi très heureux de retrouver le public parisien, et particulièrement de chanter à l’Opéra de Paris : c’est  chaque fois comme si l’on retrouvait sa famille, car les équipes, ici, sont stables et ce sont souvent les mêmes personnes qu’on revoit d’une production à l’autre. Par ailleurs, les collègues, sur cette production de Boccanegra, sont vraiment très agréables. Lorsqu’on travaille ensemble, c’est un peu comme si on se disait : « La vie quotidienne est déjà bien compliquée. Ici, au moins, faisons-nous plaisir ». Tous les soirs, on sort de scène heureux et rassérénés !

S.L. : Vous rencontrez en tout cas un très beau succès avec le rôle de Paolo. J’ai l’impression que vous avez aujourd’hui atteint une forme de plénitude, ou peut-être de maturité dans votre métier. Vous semblez, en tout cas, au mieux de votre forme ! Je me trompe ?
É.D. :
Je ne sais pas… Je dirais tout simplement que c’est la suite logique de mon parcours. Un parcours qui a commencé plutôt curieusement, car je suis entré dans le monde de l’opéra à cause du jeu : ce sont les personnages et la façon de les incarner qui ont immédiatement capté mon attention. Je me suis dit très vite : « Si un jour j’arrive à jouer un personnage et à chanter en même temps… alors je serai le plus heureux des hommes ! » Puis les choses sont allées assez vite, j’ai eu rapidement des engagements (en France d’ailleurs : Marseille, Tours, Paris qui m’a proposé deux petits rôles à mes débuts…), et j’ai été rapidement convaincu que ma vie, c’était ça, chanter l’opéra ! En revanche, je n’ai jamais pensé qu’un jour je chanterais des rôles importants au Met, ou ici, à l’Opéra de Paris… Mais voilà ! C’est arrivé et c’est évidemment un grand bonheur. J’ai l’impression d’avoir « 25 cerises sur mon sundae[1] » !

S.L. : Revenons à Paolo : un rôle bref mais ô combien important ! On le confie d’ailleurs souvent à des grandes voix malgré sa brièveté…
É.D. :
Il est absolument essentiel à l’intrigue, dont il tire toutes les ficelles. Sans Paolo, pas de drame ! la partition lui consacre relativement peu de temps, mais en ce peu de temps, Verdi fait passer beaucoup de texte – et beaucoup de sentiments : haine, rancœur,… Il faut traduire tout cela dans le peu d’espace que l’œuvre vous laisse, c’est une vraie gageure ! L’interprète, contrairement aux autres rôles, n’a pas l’occasion de s’ « épancher » pour donner corps au personnage, et c’est sans doute là la difficulté première. Pour moi, Paolo est un « mini Iago »… D’ailleurs, d’une manière générale, je considère Simon Boccanegra comme un extraordinaire « opéra laboratoire ». J’entends par là une œuvre dans laquelle Verdi se permet d’essayer, d’expérimenter des façons de caractériser les personnages, des effets dramatiques, et même des cellules mélodiques. Quand on prête bien l’oreille, on entend ici ou là des bribes d’Otello, de Don Carlo… C’est fascinant !

S.L. : Et le rôle-titre, Boccanegra ? Il faudrait vous y essayer un jour !
É.D. :
J’adorerais ! Cela devrait pouvoir se faire prochainement, j’espère en tout cas ! C’est un rôle absolument magnifique, comportant de nombreuses scènes bouleversantes : le duo avec sa fille, la fin de l’acte I, la scène finale… J’ai en tout cas, pour l’instant, beaucoup de plaisir à chanter Paolo et à participer à cette production, conçue par Calixto Bieito. Comme toujours, la vision de Bieito ne plaît pas à tout le monde, elle est parfois déroutante, mais je l’aime personnellement beaucoup…

https://www.youtube.com/watch?v=vK2PkDlFPzI

Pelléas et Mélisande, Opéra de Paris Bastille, 2017 (Pelléas)

S.L. : C’est difficile, pour vous, d’entrer dans une production atypique, ou « déroutante » ?
É.D. :
Ça peut l’être parfois. Un exemple parmi d’autres dans ce spectacle : à plusieurs reprises on doit s’avancer sur scène en regardant devant nous, même si on s’adresse à un autre personnage… Il faut alors lutter contre ce réflexe naturel qui consiste à se tourner vers son interlocuteur et à le regarder ! Mais cette mise en scène ne m’a en fait pas posé de grands problèmes. Je l’ai maîtrisée bien plus rapidement que, par exemple, le langage de Bob Wilson (NDLR : pour Pelléas dans Pelléas et Mélisande), que je trouve très difficile à assimiler. Chanter est une activité terriblement « physique », et lorsque nous chantons, nous avons tous certaines habitudes « corporelles » dont il faut absolument se défaire lorsqu’on travaille avec Bob Wilson. Ce n’est pas simple du tout !

https://www.youtube.com/watch?v=Q-0DGhiYLY4

Rigoletto, Teatro real, Madrid, décembre 2023

S.L. : Revenons à Verdi : il s’agit sans doute du compositeur que vous chantez le plus ?
É.D. :
En ce moment, oui ! On m’a très vite dit que je serais un jour un baryton verdien, sans doute à cause d’une certaine facilité dans l’aigu. Paradoxalement, je m’aperçois que les rôles verdiens que je chante actuellement sollicitent beaucoup… le registre grave, que je dois donc travailler ! En tout cas, Verdi est  le compositeur qu’on me propose le plus. J’essaie, en discutant avec les directeurs de théâtre ou les agents de faire d’autres propositions pour élargir le répertoire, mais ce n’est pas toujours facile. J’adorerais par exemple, chanter plus souvent Massenet !

Dans La forza del destino à Londres (2023) – © Greenwell

S.L. : Vous avez laissé de grands souvenirs en Werther ou Hérode !
É.D. :
Ah, la version baryton de Werther avec Daniele Rustioni… J’ai adoré ! J’ai fait aussi Thaïs il y a longtemps, en Australie…

S.L. : Et Hamlet ?
É.D. :
J’adorerais ! Mais l’œuvre n’est pas jouée si souvent.

S.L. : Il y a la production de Warlikowski à Bastille : il faudrait une reprise !
É.D. :
Quel beau spectacle…Mais une reprise sans Ludo [Ludovic Tézier], dans cette production qu’il a créée et dans laquelle il est si formidable ?! Même si on m’appelait pour me faire cette proposition, ma première réaction serait de répondre : « Mais enfin, Ludo n’est pas libre ? » (Rires)

https://www.youtube.com/watch?v=xCwIuFgcMXg

Werther : « Pourquoi me réveiller » (Opéra de Lyon, 2020)

S.L. : Vous attachez une importance toute particulière à l’incarnation de vos personnages, tant par le jeu d’acteur que par le soin apporté au texte et à sa clarté.
É.D. : 
J’essaie en fait, pour donner de l’épaisseur au personnage, de ne pas me contenter de ce qu’il dit au moment où il le dit, mais d’imaginer ce à quoi il pourrait bien penser au moment précis où il parle. En fait, dans la vraie vie, lorsqu’on parle, le plus souvent on réfléchit en même temps, on a mille pensées qui nous viennent à l’esprit, on anticipe, on se souvient… On est très rarement dans le « ici et maintenant ». Cette démarche permet selon moi d’apporter une troisième dimension au personnage : il y a la dimension chant, la dimension texte, et la dimension « sous-texte », ou si l’on préfère, « pensées, introspection ».

S.L. : Sur scène, vous retrouvez Nicole Car, votre femme. On dit souvent qu’il ne faut pas épouser quelqu’un qui pratique le même métier que vous, parce qu’on risque de rapporter les problèmes professionnels à la maison ! Mais quand on exerce un métier artistique, c’est sans doute différent ?
É.D. : 
C’est différent, oui ! Nicole et moi adorons chanter ensemble, même si, naturellement, on se produit également souvent chacun de notre côté. Le fait de travailler tous deux sur une même production facilite grandement les choses, et nous considérons qu’il s’agit d’un avantage : on se comprend évidemment très vite, on voit tout de suite quand l’un ne va pas bien, est satisfait, n’est pas satisfait… Il nous arrive assez souvent de nous conseiller l’un l’autre. Vocalement, scéniquement, on arrive bien sûr à s’ « accorder » plus rapidement qu’avec un ou une partenaire que l’on découvre.  

S.L. : Je garde un souvenir très fort du duo final d’Eugène Onéguine que vous aviez chanté ensemble lors du concert du Fonds Tutti donné en décembre 2022 à l’amphithéâtre Bastille.
É.D. : Ah… C’était un concert où il s’agissait de coacher des jeunes, et on a choisi ce duo exprès. Nous nous sommes dit : « il faut leur montrer ce que c’est que de se lâcher et de donner tout ce qu’on peut donner » – car les jeunes, et c’est bien normal, hésitent souvent à se lâcher et restent parfois dans une certaine rigidité, ou sur la réserve, n’osent pas…
C’était en tout cas une belle expérience : nous adorons travailler avec les jeunes, leur donner des conseils, sur la technique vocale bien sûr, l’interprétation, mais aussi plus généralement le métier qui les attend, la carrière. Nous le faisons dès que nous le pouvons, et pas seulement dans le cadre de séances « officielles » : ce peut être aussi des conseils donnés comme ça, de façon informelle, au cours d’un déjeuner, à l’occasion d’une rencontre. Je tiens beaucoup à ça : Nicole et moi estimons avoir été chanceux ; nous avons bénéficié d’aides, j’ai moi-même reçu à mes débuts des conseils émanant spontanément de gens bienveillants, aussi je souhaite rendre la pareille. D’autant que les jeunes n’ont pas toujours des débuts faciles dans le métier : les conditions se sont dégradées depuis la crise sanitaire… Nicole a même créé un fonds pour aider les jeunes chanteurs australiens.

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[1] Expression québécoise, équivalant à nos « cerises sur le gâteau » !

https://www.youtube.com/watch?v=xmVPPhrrNSg

Verdi, La forza del destino. Air de Don Carlo ; « Morir! Tremenda cosa! … Urna fatale del mio destino … Ah! egli è salvo! ». Royal Opera House, Covent Garden , 2023 (mise en scène Christof Loy, direction Sir Mark Elder).

Questions quizzz…

  1. Le rôle que, même dans vos rêves les plus fous, vous adoreriez chanter ?
    Calaf ! Ou Peter Grimes…
  2. Qu’est-ce qui vous plaît le plus dans le métier ?
    Le contact avec les gens : les équipes, le public,…
  3. Ce qui vous plaît le moins ?
    L’aspect « politique » du métier ; par exemple des décisions qui se prennent pour des raisons non artistiques…
  4. Qu’auriez-vous pu faire si vous n’aviez pas chanté ?
    Un métier qui, de toute façon m’aurait mis en relation avec les autres : vendeur peut-être, ou quelque chose en lien avec les relations publiques.
  5. Une activité favorite quand vous ne chantez pas ?
    Un sport de raquette : tennis, badminton… ou le padel, découvert tout récemment grâce à Marina Viotti lors du Rigoletto que nous avons chanté à Madrid !
  6. Une œuvre autre que musicale que vous appréciez particulièrement ?
    La Saga « Malaussène » de Daniel Pennac.
  7. Une cause à laquelle vous êtes particulièrement attaché ?
    La formation des jeunes !