LA DAME BLANCHE, Boieldieu (1825) – dossier

Opéra-comique en trois actes de François Adrien Boieldieu, livret d’Eugène Scribe d’après Guy Mannering et Le Monastère de Walter Scott, créé le 10 décembre 1825 à l’Opéra-Comique.

L’ŒUVRE

François Adrien Boieldieu, LA DAME BLANCHE (1825)

Opéra-comique en trois actes de François Adrien Boieldieu, livret d’Eugène Scribe d’après Walter Scott, créé le 10 décembre 1825 à Paris (Opéra-Comique).

Le compositeur

Boieldieu par Louis-Léopold Boilly (Rouen, musée des Beaux-Arts)

François Adrien Boieldieu (1775-1834)

Originaire de Rouen, Boieldieu remporte un premier succès à 18 ans en faisant représenter La Fille coupable en 1793 au Théâtre des Arts de sa ville natale.  Ayant gagné Paris, il bénéficie de la protection du chanteur Garat. Il compose diverses œuvres avant de remporter un premier triomphe : Zoraïme et Zulnar (1798, Opéra-Comique). Le Calife de Bagdad (1800) est un nouveau succès. Il reste huit ans en Russie en tant que compositeur de la cour de Saint-Pétersbourg. De retour à Paris, il connaîtra de nouveau le succès avec entre autres Les Voitures versées (1808), Jean de Paris (1812),  et surtout La Dame blanche (1825), son dernier triomphe. 

Il fut membre de l’Institut et professeur au Conservatoire où il enseigna le piano et la composition. Il meurt à Jarcy le 08 octobre 1834.

Le librettiste

Eugène Scribe (1791-1861)

Auteur dramatique extrêmement prolixe (il a fait représenter plus de 350 pièces !), Scribe rencontre le succès grâce à des comédies où se fait sentir l’influence de Goldoni ou de Diderot. Au théâtre, sa pièce la plus célèbre est peut-être Bataille de dames (1851), mais Scribe écrivit aussi (souvent en collaboration) de nombreux livrets d’ouvrages lyriques, parmi lesquels 

La Dame blanche de Boieldieu (1825), La Muette de Portici (1828) et Gustave III ou le bal masqué (1833) d’Auber, La Juive (1835), Robert-le-Diable (1831) et Les Huguenots de Meyerbeer (1836), La Favorite de Donizetti (1840), Le Prophète (Meyerbeer, 1849), Manon Lescaut (Auber, 1856), La Chatte métamorphosée en femme (1858) et Barkouf (1860) d’Offenbach.

La création

L’œuvre, créée au Théâtre Royal de l’Opéra-Comique le 10 décembre 1825, remporte un succès éclatant et sera jouée plus de 100 fois au cours de l’année, avant de connaître le succès dans le monde entier. Jouée régulièrement à l’Opéra Comique, elle connaîtra près de 1700 représentations jusqu’au début du XXe siècle, puis disparaîtra presque totalement de l’affiche – même si son souvenir reste vivace : Tintin, dans Le Crabe aux Pinces d’or (1940), ne met-il pas en garde le capitaine Haddock en citant la ballade de Jenny : « Prenez garde ! /  La dame blanche vous regarde ! » ?
L’opéra-comique de Boieldieu suscite de nouveau l’intérêt des mélomanes – et des directeurs de salles – au tournant des XXe et XXIe siècles, avec notamment des reprises à l’Opéra Comique en 1997 (première réapparition de l’œuvre dans cette salle après 70 ans d’absence) et 2020. 

Le livret

Les sources

Scribe puise dans deux romans de Walter Scott : l’essentiel de la trame narrative est vaguement inspirée de Guy Mannering, le second roman de l’écrivain écossais (paru en 1815 et traduit en français dès 1816). Mais en ce début de XIXe siècle, la mode est aux romans gothiques, et un goût prononcé pour le fantastique se fait jour (dès 1797, la première traduction française du Moine de Lewis avait paru, de même que certains titres d’Ann Radcliffe…). Aussi Scribe, exploitant cet engouement pour l’étrange et le surnaturel, emprunte-t-il également à un autre roman de Scott (Le Monastère, 1820 ) la figure fantomatique  d’une mystérieuse « dame blanche »…

Albert se tenait immobile, sans haleine et sans voix, les cheveux hérissés, la bouche ouverte, le regard fixe ; un dernier reste de hardiesse lui faisait tendre son épée contre le fantôme.

La Dame blanche, – tel est le nom que nous lui donnerons, – rompit enfin le silence, et chanta sur un ton de mélopée, avec une douceur ineffable, les vers qui suivent :
« Ô jeune homme aux yeux noirs, pourquoi m’appelles-tu ?
Pourquoi venir à moi si la frayeur te guide ?
À qui nous cherche, il faut une mâle vertu ;
Vague est l’oracle, et vain le don au cœurs timide.
Un nuage m’a prise aux monts où naît le jour ;
Le vent qui l’emporta frémit, et le nuage
Flotte… Presse toi donc ! On attend mon retour
Au déclin du soleil sur un lointain rivage. »

Ayant enfin repris quelque empire sur lui-même, Albert trouva assez de voix pour demander, d’un ton encore mal assuré :
« Au nom de Dieu, qui es tu ? »

Walter Scott, Le Monastère (1820), chapitre XII (traduction P. Louisy)

L’intrigue

L’action pend place sur les terres du Comte et de la Comtesse d’Avenel, lesquels ont élevé un fils, Julien, ayant mystérieusement disparu pendant son enfance, ainsi qu’une jeune orpheline, Anna. Ayant dû s’exiler jadis pour des raisons politiques, le Comte et la Comtesse ont laissé leur domaine aux mains d’un intendant mal intentionné, Gaveston, qui projette de le racheter pour en devenir le maître. Anna est restée seule dans le château des Comtes d’Avenel avec la vieille domestique Marguerite et Gaveston, qui remplit auprès d’elle les fonctions de tuteur.

© BNF

Costume de Jenny (Louis Maleuvre, 1825)   © BNF

Costume de George (Louis Maleuvre, 1825)   © BNF

ACTE I
Le fermier Dickson et sa femme Jenny reçoivent la visite d’u certain George Brown, jeune officier anglais amnésique qui leur demande l’hospitalité. George se rappelle vaguement avoir eu une enfance heureuse, et surtout être tombé amoureux de la jeune fille qui l’a jadis soigné alors qu’il était blessé. Les fermiers expliquent à George la situation dans laquelle se trouvent les domaines des Comtes d’Avenel : le vieux château, très ruiné, et hanté, dit-on, par une mystérieuse Dame Blanche, doit être prochainement mis en vente et sera probablement racheté par Gaveston.  Dickson a été chargé par les fermiers des environs de se porter acquéreur et de se rendre à la vente aux enchères qui doit prochainement avoir lieu. Mais on apporte au fermier un mystérieux message : il émane de la Dame Blanche, qui lui donne rendez-vous au château. Terrorisé, Dickson est soulagé de voir que George Brown est prêt à prendre sa place : c’est le jeune officier qui se rendra au château.

Acte I, scène 7 (1825)    © BNF

ACTE II
Le mystérieux fantôme du château n’est autre qu’Anna, l’orpheline autrefois recueillie par le Comte et la Comtesse. Déguisée en Dame Blanche, elle accueille George Brown, et reconnaît aussitôt en lui le jeune homme qu’elle a jadis soigné. Elle demande au jeune officier de participer à la vente aux enchères du château. George obtempère, remporte la vente… mais s’avère incapable d’honorer le paiement !

La Dame Blanche
(Alfred Lemoine, 1862) © BNF

ACTE III
Gaveston apprend que George n’est autre que Julien : cela pourrait contrarier ses plans, dans la mesure où le jeune homme est l’héritier légal du domaine des Avenel ! Mais Julien semblant toujours frappé d’amnésie, Gaveston ne s’inquiète guère. La mémoire, pourtant, semble peu à peu revenir au jeune homme, notamment lorsqu’il entend les fermiers chanter un vieil air écossais… Pendant ce temps, la servante Marguerite et Anna tentent de retrouver la statue de la Dame Blanche, dont elle savent qu’elle est cachée quelque part dans le château. C’est de cette statue que pourrait venir la solution de tous leurs problèmes : la Comtesse avait en effet autrefois expliqué à Anna que le trésor familial y était caché. Marguerite finit par découvrir la statue. Anna, de nouveau déguisée en Dame Blanche, apporte la somme due pour l’acquisition du château et révèle à tous l’identité de Julien/George Brown. Furieux, Gaveston arrache le voile de la Dame Blanche : la supercherie est mise au jour, mais Julien n’en veut nullement à Anna qu’il reconnaît et dont il demande la main.

La scène finale de La Dame Blanche : Octave Tassaert (1827)   © BNF

La musique

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Ouverture de La Dame Blanche – Piraeus Symphony Orchestra, dir.  Georgios Galanis

Après l’influence écossaise marquant l’écriture du livret, d’autres influences surgissent chez le compositeur Boieldieu (1775-1834), qui bénéficie du métier acquis lors de sa carrière accomplie entre Paris et Moscou au fil d’une vingtaine d’opéras. Grâce au cosmopolitisme culturel de ces capitales, il maîtrise tant l’influence mozartienne que celle belcantiste de Rossini, son collègue parisien au Théâtre-Italien (1824). Faire son miel de ces influences, sans renier le style « éminemment national » de l’opéra-comique, est la géniale synthèse qu’il tente. À l’opéra-comique du XIXe siècle, la variété des expressions dans les limites du « juste milieu » s’avère idiomatique du genre. Ici, on goûte tour à tour à la cadence militaire (« Ah quel plaisir d’être soldat », premier air de Georges Brown), à l’envoutement poétique de la ballade introduisant la légende locale avec harpe  « D’ici voyez ce beau domaine », à la connotation médiévale de l’air intime confié à la suivante Marguerite au rouet (début du 2e acte). Toutefois, la séduction optimale provient de la célèbre cavatine, « Viens, gentille Dame », initiée par un sublime solo de cor aigu qui nimbe le mystère nocturne bientôt visité par le fantastique. 
Selon la tradition de l’opéra-comique et du buffa, chaque final d’acte fait l’objet d’un ensemble vocal développé, où les intérêts de chacun.e éclatent selon les situations. Boieldieu, qui réserve la grâce et la stase aux airs solistes, y déploie son entente prodigieuse de la scène et son goût pour les modulations ex abrupto, succédant à des plages harmoniques statiques. Le trio qui clôture le 1er acte est l’occasion de creuser le profil des époux fermiers. Le chef de clan Dickson s’affirme ; son épouse Jenny lutine avec grâce le soldat tout en se jouant des vocalises. L’une des sections du trio procède du comique syllabique en détaillant « Je n’y puis rien comprendre », réglé à la manière horlogère par les entrées en faux-canon des chanteurs. La recherche de caractérisation s’étend au duo de Marguerite et d’Anna (2e acte) qui offre à chacune son expression singulière : une belle figure maternelle pour le rôle de nourrice, le feu des sentiments contradictoires pour la seconde.  Sous la plume des auteurs complices, tout ensemble incluant l’ambitieux Gaveston devient un levier du drame.
Mais c’est bien la couleur « troubadour » qui est réservée au final du dernier acte, avec la reprise du chœur mixte des écossais  « Chantez, chantez, d’amour et de guerre », soutenue par la harpe d’orchestre celtisante. L’aide du harpiste Labarre, élève du compositeur, qui transmit cet air traditionnel de retour d’Ecosse, est fort habilement traitée.
La partition recèle en outre deux belles pages symphoniques : l’ouverture de l’opéra et l’orage romantique en clôture du premier acte. L’une force l’admiration en mettant sous les feux de la rampe « l’atelier Boieldieu », soit ses élèves au Conservatoire de Paris, Adolphe Adam et Théodore Labarre tenus de brosser ce diptyque symphonique la nuit précédant la générale (Boieldieu fut pris de court par la direction du Théâtre), le tout dans l’esprit d’un final symphonique d’Haydn. L’autre évoque presque l’orage de la Pastorale par son orchestration tourmentée (éclairs du piccolo, grondements de timbales) qui nous transporte au cœur de la nuit écossaise.
Toutefois, la réussite inégalée de la partition constitue en soi le défi dramatique : mettre en musique une scène de vente aux enchères (final du 2e acte) !  Boieldieu y démontre sa virtuosité en organisant musicalement le suspense entre les trois clans acquéreurs – le fier intendant Gaveston, les fermiers solidaires et … Georges Brown, acquéreur à l’aveugle manipulé par Anna.  Son agencement entrelace les épisodes d’enchères (chiffres fusant) aux réactions rageuses de chaque parti dans un concertato éloquent, auquel contribuent le juge et le chœur. La scène rejoint le panthéon des grands finals du buffa, depuis Mozart jusqu’à Rossini, lequel devait déclarer au compositeur : « Vous avez accompli un tour de force, êtes resté spirituel et vrai, animé et dramatique. Pas un de nous, Italiens, n’aurait écrit comme vous la scène de vente ».
(Sabine Teulon-Lardic)

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Magdalena Kožená : « D’ici, voyez ce beau domaine »

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Laurence Dale : « Viens, gentille dame ! »

Pour écouter l’œuvre

Michel Sénéchal, Françoise Louvay, Adrien Legros, Jane Berbié – Choeur et orchestre Raymond Saint-Paul, dir. Pierre Stoll (Accord, 1966)

Nicolai Gedda, Erna Spoorenberg, Guus Hoekman, Mimi Aarden, Hilversum Radio Chorus – Hilversum Radio Orchestra, dir. Jean Fournet (Opera d’Oro 2005, enregistré le 28/11/1964)

Jean Delfino, Lise Rollan, Georges Goda, Ysel Poliart, Chœurs et Orchestre de l’Opéra de Bruxelles, dir. Georges Béthune / Louis Arnoult, Odette Turba-Rabier, Arvez Vernet, Claudine Collart, Choeur et Orchestre Radio-Lyrique de Paris, dir. Raoul Labis (Cantus Classics 2008, extraits enregistrés en 1954 à Bruxelles et 1944 à Paris)

Rockwell Blake, Annick Massis, Laurent Naouri, Mireille Delunsch, Choeur de Radio France, Ensemble orchestral de Paris, dir. Marc Minkowski (EMI, 1997)

Comptes rendus des représentations de LA DAME BLANCHE :