BELISARIO, Donizetti (1836) – dossier

Opera seria en 3 actes de Gaetano Donizetti, livret de Slavadore Cammarano, créé à la Fenice de Venise le 4 février 1836.

Le compositeur

Gaetano Donizetti (1797-1848)

Donizetti est né à Bergame le 29 novembre 1797, où il mourut également quelque 50 ans plus tard (le 08 avril 1848). Cette ville de Lombardie honore depuis la mémoire du musicien, avec notamment un festival qui lui est consacré chaque automne.

Avec Rossini et Bellini, Donizetti régna sur l’Europe musicale pendant la première moitié du XIXe siècle. Il s’installa notamment à Paris (en 1839), où il prit la direction de la salle Ventadour. Trois ans plus tard, il fut nommé maître de chapelle à Vienne. Il fit représenter dans la capitale française plusieurs ouvrages importants : La Fille du régiment (1840), La Favorite (1840), ou encore Don Pasquale (1843).

Extrêmement prolixe, il composa plus de 500 œuvres dont 71 opéras, parmi lesquels Anna Bolena (1830), L’Elisir d’amore (1832), Maria Stuarda (1834), Lucia di Lammermoor (1835), Roberto Devereux (1837). Atteint de la syphilis, il ne peut plus composer dès 1845 et sombre progressivement dans la folie.

Pendant la première moitié du XXe siècle, on ne jouait plus guère de ce musicien que Lucia, Don Pasquale et L’Elisir d’amore, avant qu’on ne se réintéresse progressivement à l’ensemble de son œuvre, notamment sous l’impulsion de Maria Callas, qui redonna à Lucia di Lammermoor ses lettres de noblesse et mit également à son répertoire Anna Bolena et Poliuto. Aujourd’hui, la fameuse « trilogie Tudor » (Anna Bolena, Maria Stuarda, Roberto Devereux) est régulièrement proposée à l’attention des spectateurs. Mais il reste encore de très nombreux opéras de Donizetti à redécouvrir, notamment en France où l’on continue de se montrer assez frileux envers ce compositeur. (Des ouvrages aussi importants que les opéras de la trilogie Tudor, Poliuto ou Belisario – entre autres – attendent toujours d’être créés à l’Opéra de Paris !)

Le librettiste

Salvadore Cammarano (1801-1852)

Fils et père de deux peintres (Giuseppe et Michele), le librettiste Salvadore Cammarano naît le 19 mars 1801 à Naples, où il mourra de façon précoce le 17 juillet 1852.
Auteur de pièces de théâtre doté d’une grande culture littéraire (il écrivit surtout des comédies), il abandonnera progressivement ce genre pour l’écriture exclusive de livrets (22 en tout), essentiellement destinés aux compositions de Gaetano Donizetti puis de Giuseppe Verdi.

Spécialiste du mélodrame romantique, il affectionne les ambiances nocturnes, mystérieuses et  parfois inquiétantes, telles qu’on en lit dans les livrets de Lucia di Lammermoor (1835) ou du Trouvère, créé en 1853, un an après sa disparition.
Pour Donizetti, Cammarano écrivit les livrets de L’assedio di Calais (1836), Roberto Devereux (1837), Maria de Rudenz (1838), Poliuto (1848), Maria di Rohan (1848) ; pour Verdi : La battaglia di Legnano et Luisa Miller (1849), Il Trovatore (1853). Il commença également à travailler sur le livret du Re Lear, qu’Antonio Somma achèvera, mais que Verdi ne mit jamais en musique.

La création

Belisario fut créé à la Fenice de Venise le 4 février 1836. Donizetti, qui revenait à Venise pour la première fois depuis une quinzaine d’années, travailla incessamment, presque jusqu’au soir de la première,  pour adapter sa partition aux voix des interprètes : Celestino Salvatori interprétait le rôle-titre, Antonietta Vial (qui, à la Fenice, fut aussi Sinaide dans Mosé et Pamira dans L’assedio di Corinto) chantait Irene. Le rôle d’Antonina était tenu par la grande chanteuse hongroise Caroline Ungher
La première fut un triomphe, le compositeur ayant regagné son logis escorté par la foule des spectateurs enthousiastes ! L’œuvre  fit l’objet de 18 représentations et fut reprise, durant le XIXe siècle, à Milan, mais aussi en Espagne, en Angleterre, au Portugal ou en Allemagne – avant de disparaître totalement des programmations. Une reprise célèbre eut lieu à la Fenice en mai 1969 avec Leyla Gencer.

Le livret

Qui était Bélisaire ?

 

Basilique Saint-Vital de Ravenne

Bélisaire, né vers l’an 500 en Macédoine et mort en 565 à Constantinople, est l’un des derniers grands généraux romains d’Orient. Attaché à l’Empereur Justinien dont il fut sans doute le plus grand général, c’est notamment grâce à ce général, génial tacticien, que l’empereur parvint à reconquérir une grande partie de l’empire romain d’orient.
Trois ans avant sa mort, un complot contre l’empereur est mis au jour. Plusieurs responsables du complot désignent Bélisaire comme complice. Même si plusieurs historiens s’accordent aujourd’hui à dire que la participation du général est fort peu probable, Bélisaire, qui ne

se défendit pas, tomba en disgrâce et fut emprisonné – avant d’être réhabilité par Justinien.

C’est cet épisode de la disgrâce d’un général probe et dévoué qui donna naissance à une légende ayant inspiré de nombreux peintres, auteurs, musiciens et réalisateurs

la fortune artistique du personnage

De nombreux peintres et sculpteurs illustrèrent le thème de la disgrâce de Bélisaire, leur permettant d’évoquer l’ingratitude les puissants de ce monde :

« Le repos de Bélisaire aveugle » (Antoine-Denis Chaudet, Palais des Beaux-Arts de Lille)
Charles-Abraham Chasselat, « Le Repos de Bélisaire » (Musée des beaux-Arts de Toulouse)
Ci-dessus : Jean-François Peyron, « Bélisaire recevant l’hospitalité d’un paysan ayant servi sous ses ordres » (Toulouse, Musée des Beaux-Arts) ; à droite : François Joseph Kinson, « Mort de la femme de Bélisaire » (1817, musée Groeninge)

Attribué à David : « Bélisaire et l’enfant »
David : « Bélisaire demandant l’aumône » (1780, Palais des Beaux-Arts, Lille)
Portrait de Pierre-Jean Garat en « Incroyable »

En musique : avant Donizetti, le compositeur et chanteur Pierre-Jean Garat (1762-1823) composa une romance, destinée à être accompagnée à la harpe ou au piano, intitulée Bélisaire sur des paroles (jugées polémiques en leur temps) de Népomucène Lemercier. la mélodie de cette romance fut reprise plus tard par le célèbre Béranger pour sa chanson « Le Champ d’asile ».


Le personnage de Bélisaire est également présent  dans le film italien muet de Leopoldo Carlucci Teodora (1921), d’après une pièce de Victorien Sardou : Théodora, créée en 1884 au Théâtre de la Porte Saint-Martin. On le retrouvera en 1954 dans un nouveau film consacré à l’impératrice byzantine : Théodora, impératrice de Byzance (Teodora imperatrice di Bisanzio), film franco-italien de Ricardo Freda.

Sarah Bernhardt photographiée par nadar dans la pièce de Sardou
Une image du film de 1921

 

 

Enfin, la BD Maxence (Romain Sardou/Carlos Rafael Duarte, publiée aux éditions Le Lombard à partir de 2014), évoquant les complots auxquels ont dû faire face Justinien et Théodora, met également en scène le général Bélisaire.

En littérature, Bélisaire est le héros éponyme d’un roman que Jean-François Marmontel fit paraître en 1767. L’œuvre est censurée parce qu’elle préconise la tolérance religieuse. Elle est officiellement condamnée par l’archevêque de Paris. Refusant d’adhérer au « dogme de l’intolérance civile », Marmontel reçoit le soutien des Philosophes.  L’intolérance dont fit preuve l’Église vis-à-vis de l’auteur et de son œuvre contribua paradoxalement au succès de celle-ci. 
On retrouve Bélisaire dans deux ouvrages de science-fiction : De peur que les ténèbres (Lyon Sprague de Camp, 1939) et Fondation et Empire (Isaac Asimov), où il apparaît sous les traits du personnage Bel Riose.

L’intrigue

Les sources du livret sont à chercher dans le roman de Marmontel, Bélisaire (1767), qui fit l’objet d’une adaptation dramatique allemande signée Eduard von Schenk (1788-1841), Belisarius, créée à Munich en 1820), ayant elle-même inspiré une pièce italienne signée Luigi Marchionni et créée à Naples en 1826. C’est cette dernière pièce que connaissait Salvadore Cammarano. 

Jean-François Marmontel, par Alexandre, 1767 (Musée du Louvre) Roslin
Gravure tirée de la première édition du « Bélisaire » de Marmontel

Un an écoulé, rien ne transpirait du procès de Bélisaire. On avait découvert une conspiration ; on l’accusait de l’avoir tramée ; et la voix de ses ennemis, qu’on appelait la voix publique, le chargeait de cet attentat. Les chefs obstinés au silence, avaient péri dans les supplices, sans nommer l’auteur du complot ; c’était la seule présomption que l’on eût contre Bélisaire : aussi, manque de preuves, le laissait-on languir ; et l’on espérait que sa mort dispenserait de le convaincre. Cependant ceux de ses vieux soldats qui étaient répandus parmi le peuple, redemandaient leur Général, et répondaient de son innocence. Ils soulevèrent la multitude, et menacèrent de forcer les prison, s’il n’était mis en liberté. Ce soulèvement irrita l’Empereur ; et Théodor[a] ayant saisi l’instant où la colère le rendait injuste :
– Hé bien, dit-elle, qu’on le leur rende, mais hors d’état de les commander. 
Ce conseil affreux prévalut : ce fut l’arrêt de Bélisaire.

Dès que le peuple le vit sortir de sa prison, les yeux crevés, ce ne fut qu’un cri de douleur et de rage. Mais Bélisaire l’apaisa.
– Mes enfants, leur dit-il, l’Empereur a été trompé. Tout homme est sujet à l’être : il faut le plaindre et le servir. Mon innocence est le seul bien qui me reste ; laissez-la moi. Votre révolte ne me rendrait pas ce que j’ai perdu ; elle m’ôterait ce qui me console de cette perte.

Ces mots calmèrent les esprits. Le peuple offrit à Bélisaire tout ce qu’il possédait. 

(Marmontel, Bélisaire, chapitre 5)

Résumé du livret

Première partie : le triomphe
À Byzance, le chœur annonce le retour de Bélisaire, triomphateur des Goths. Entre-temps, la femme du chef, Antonina, explique à Eutrope qu’elle eut un fils (Alexis) de Bélisaire, mais qu’il est mort dès sa naissance. L’esclave Proclus lui avait révélé que c’était Bélisaire qui lui avait ordonné de tuer Alexis ; mais Proclus, n’ayant pas le cœur d’obéir, a abandonné l’enfant sur une plage déserte. Antonina, ignorant ce point, est déterminée à se venger et fomente un complot contre son mari. Justinien reçoit son général Bélisaire ; parmi les prisonniers se trouve le jeune Alamiro, que Bélisaire libère. Alamiro, cependant, veut rester aux côtés de Bélisaire, auquel il se sent attaché par un lien mystérieux. Bélisaire décide de le garder auprès de lui, comme s’il s’agissait de son fils perdu.
Cependant, la vengeance d’Antonina est en train de s’accomplir. Alors que la fille de Bélisaire, Irène, embrasse son père, arrive Eutropius, qui l’accuse publiquement de conspiration, en montrant comme preuve des documents falsifiés. Bélisaire appelle Antonina pour qu’elle témoigne en sa faveur ; non seulement elle confirme l’accusation, mais elle l’oblige à faire un aveu plus honteux encore : le meurtre de son fils. Bélisaire raconte alors un rêve qu’il avait fait jadis, et qui lui avait fait apparaître Alexis comme devant ruiner sa patrie : c’est pourquoi il l’avait sacrifié.

Deuxième partie : l’exil
À l’entrée des prisons, les vétérans racontent à Alamiro comment Bélisaire a été rendu aveugle et condamné à l’exil. Irène arrive, qui a décidé d’accompagner son père dans son exil.

Troisième partie : la mort
Bélisaire et Irène errent autour de Byzance. Lorsque les soldats ennemis menés par Ottario arrivent, ils se cachent et, reconnaissant la voix d’Alamiro, ils apprennent qu’il a rejoint les barbares pour combattre Byzance. Bélisaire n’hésite pas, alors, à révéler son identité et à arrêter la horde menée par Alamiro. Mais Irene comprend qu’Alamiro est son frère Alexis. Ayant été témoin de cette scène de reconnaissance, Ottario libère Alexis/Alamiro de son allégeance, tandis que Belisaire organise la défense de Byzance avec son fils retrouvé. Antonina, en proie au remords, révèle sa culpabilité à Justinien. Des cris de victoire retentissent : les Grecs ont triomphé des barbares, mais Alexis raconte que son père a été mortellement blessé. Conduit devant l’empereur, Bélisaire meurt alors qu’Antonina implore  en vain son pardon.

(Renato Verga)

La partition

Œuvre de pleine maturité, Belisario est l’œuvre de Donizetti qui anticipe le plus les opéras de Verdi à venir, dans le conflit qu’ils mettront en scène entre l’amour paternel et l’amour du pays, la sphère privée et la sphère politique. Inédits sont la relation entre le père et la fille, tout comme le fait de confier le premier rôle d’un opera seria au baryton, ou encore le statut de la soprano, la « méchante » de l’histoire : Antonina est animée par un désir de vengeance qui rappelle celui, terrible, d’Electre. La femme exploite la complicité d’Eutrope en lui promettant de l’épouser, mais dès que l’homme mentionne le pacte (« Premio all’amor mio / la tua destra… »), elle l’interrompt brusquement : « Or dimmi: ordita / fu la trama ? »). La haine est le moteur qui fait agir Antonina, laquelle n’est satisfaite que lorsque son mari est banni, exilé et aveuglé ; elle se repent alors amèrement et ne demande pardon que lorsqu’elle réalise l’erreur qu’elle a commise.

On trouve dans cette partition très dense une forte tension dramatique et d’extraordinaires richesses. Les interventions des chœurs et l’orchestration en sont très soignées (les cuivres confèrent parfois à l’œuvre le ton solennel d’une tragédie classique). Plus encore que dans les airs solos, la beauté de Belisario réside dans les nombreux morceaux d’ensemble : le tendre duo entre Belisaire et Alamiro (« Io tuo figlio ! A me tu padre ! ») dans la première partie, le duo déchirant entre Belisario et Irene, lequel forme le long final ; le trio dramatique entre Irene, Belisario, Alamiro/Alexis dans la troisième partie après la scène de la reconnaissance (« Se il figlio/fratel/padre stretta / mi è dato al seno »).

(Renato Verga)

Pour voir et écouter l’œuvre

CD

Gavazzeni / Giuseppe Taddei, Leyla Gencer – Venise, 1969, Opera d’Oro.

Camozzo / Bruson, Gencer – Bergame, 1970, Hunt Productions

Masini / Bruson, Zampieri – Buenos Aires, 1981, Myto Records

Elder / Alaimo, El-Khoury – Opera Rara, 2012

DVD

Tolomelli, Barilone / Solari, D’Annunzio Lombardi – Bergame, 2012, Bongiovanni

Comptes rendus de représentations

Festival de Bergame 2020