CRISE À LA FENICE : L’OPÉRA ITALIEN SOUS TENSION POLITIQUE

La nomination de la cheffe d’orchestre Beatrice Venezi à la direction musicale du Teatro La Fenice de Venise, à partir d’octobre 2026, a provoqué une onde de choc dans le monde lyrique italien. Derrière cette décision apparemment artistique se cache, selon de nombreux observateurs, un engrenage politique bien plus inquiétant pour l’avenir de la culture en Italie.
« Cette affaire a fait le tour du monde », explique le journaliste italien Alberto MATTIOLI, collaborateur entre autres journaux de La Stampa, joint par téléphone. « On en a parlé dans The New York Times, La Libre Belgique, plusieurs journaux allemands… Ce n’est pas anodin : La Fenice, c’est un symbole. Un théâtre mythique, capable de renaitre de ses cendres… »

Une nomination controversée
Tout commence à Venise, avec Nicola Colabianchi, nouveau surintendant du théâtre, proche également de l’extrême droite italienne. Nicola Colabianchi, donc, nomme Beatrice Venezi directrice musicale de la Fenice, qui n’avait plus de directeur musical depuis 2014 – même si plusieurs personnalités avaient de fait assuré cette fonction mais sans en avoir officiellement le titre. Or le fait de nommer Venezi a été le fruit d’une décision unilatérale, prise sans consultation de l’orchestre ni du personnel, et surtout sans que la cheffe ait jamais dirigé la formation vénitienne, hormis lors d’un concert de 8 minutes durant la pandémie de Covid, en streaming, pour un sponsor.
« Trois jours avant cette annonce, explique Alberto Mattioli, Nicola Colabianchi assurait encore aux syndicats qu’aucun choix n’était fait… Puis, subitement, il nomme Venezi : tout laisse penser qu’il a donc reçu un coup de fil “d’en haut”. »
La cheffe Venezi, figure médiatique et proche de la Première ministre Giorgia Meloni ainsi que de sa sœur Arianna[1], incarne la politique culturelle de l’actuelle extrême-droite italienne. « Son curriculum est d’une minceur affligeante pour un théâtre comme La Fenice, poursuit Alberto. Elle n’a jamais dirigé à l’Opéra de Paris, ni à Covent Garden, ni aux Staatsoper de Vienne ou de Munich, ni à la Scala, au Metropolitan Opera… C’est une musicienne davantage connue pour ses concerts grand public, parfois de musique “pop”, et pour ses apparitions politiques. »

Les media de droite insistent sur le fait que Venezi a dirigé au Colon de Buenos Aires. Mais, outre le fait que ce théâtre est très loin d’avoir aujourd’hui le prestige qui fut le sien autrefois, la présence de Venezi dans ce théâtre argentin s’explique en réalité par une demande pressante du gouvernement italien.
Le président de la commission culturelle de l’assemblée nationale insiste également sur le fait que Venezi a dirigé le festival de Sanremo… mais il s’agit d’un festival de chansons de variété, qui a notamment inspiré la création du concours de l’Eurovision. La nomination de Venezi résulte donc de ses affinités politiques, qu’elle a toujours très ouvertement déclarées, bien plus que de ses compétences professionnelles et artistiques.
Il est pourtant important de relever que personne, dans les théâtres ou les media, n’a critiqué la nomination de Venezi en raison de son positionnement politique. Les objections sont venues uniquement de son curriculum vitae extrêmement mince, et du fait que sa carrière actuelle n’a pas le prestige permettant de diriger l’orchestre d’un théâtre aussi prestigieux que celui de la Fenice.
Une révolte inédite à Venise

« En une année, explique Alberto Mattioli, on aurait pu construire un parcours, une relation entre Venezi et l’orchestre, de façon à amener les musiciens à accepter progressivement ce choix… Au lieu de cela, tout s’est joué extrêmement rapidement, sans concertation… ». En conséquence, l’annonce a provoqué une rébellion immédiate. L’orchestre, les choristes et le personnel technique — près de 300 personnes — ont voté à l’unanimité contre cette nomination. Une grève a conduit à l’annulation de la première de Wozzeck, prévue le 17 octobre, remplacée par un concert en plein air au Campo Sant’Angelo. Des milliers de Vénitiens y ont alors acclamé les musiciens, en signe de soutien.
Depuis, chaque représentation de La Fenice s’ouvre sur des ovations lorsque les communiqués syndicaux sont lus. « C’est devenu un symbole de résistance », souligne Alberto Mattioli. On a même distribué des tracts avant une représentation, que le public a jetés des loges, très exactement comme dans la célèbre scène du Senso de Visconti ! La protestation prend des proportions de plus en plus importantes, au point qu’une pétition circule maintenant, demandant la démission du surintendant.
La mainmise du pouvoir sur la culture
Côté gouvernement italien, les réactions ne se sont pas fait attendre. Le sous-secrétaire d’état à la culture, Gianmarco Mazzi, a rappelé les sommes engagées par l’État à destination des opéras : un moyen à peine voilé de faire planer l’ombre de coupes budgétaires à venir en cas d’indocilité… Et cette déclaration de Mazzi arrive alors que le gouvernement va proposer une réforme en profondeur de l’art lyrique en Italie, qui devrait notamment impacter les Fondazioni lyrico-Sinfoniche qui regroupent quatorze grands opéras italiens (l’équivalent en France de nos « Opéras nationaux »). Cette crise dépasse donc largement la seule affaire vénitienne. Elle s’inscrit dans une offensive plus large du gouvernement Meloni sur les institutions culturelles italiennes.
Les conseils d’administration des théâtres seraient réorganisés de manière à donner la majorité au gouvernement, tandis que les maires — jusqu’ici présidents des fondations — seraient marginalisés. La réforme recommande également aux théâtres de « se concentrer sur la grande tradition lyrique nationale ». En clair : moins de créations contemporaines, moins de mises en scène audacieuses, plus de Verdi et de Puccini traditionnels. « C’est la première fois qu’un gouvernement tente d’intervenir directement sur les choix artistiques des théâtres, déplore Alberto Mattioli. Même sous le fascisme, ceux-ci disposaient d’une marge de liberté. Pour rappel, la première italienne de Wozzeck eut lieu à Rome en pleine guerre, en 1942, alors que l’œuvre était interdite en Allemagne en tant qu’ « œuvre d’art dégénérée » ». Faut-il voir dans le récent Wozzeck donné inexplicablement à la Fenice en langue italienne les prémices de cette priorité nationale qui semble dorénavant menacer les programmations artistiques ?
Le nouveau surintendant du Teatro San Carlo de Naples, Fulvio Macciardi — autre nomination soutenue par l’extrême droite — a d’ailleurs donné le ton : « Il faut arrêter les expérimentations et revenir aux opéras traditionnels. »
On peut craindre en tout cas de cette réforme une volonté de réduire le répertoire lyrique dans les théâtres d’opéra, pour faire place à des concerts destinés aux sponsors ou à des événements « pop ».
Un modèle menacé
Pour Alberto Mattioli, ces décisions – et notamment la nomination de Venezi à la Fenice – traduisent une vision inquiétante : « Si vous mettez dans un restaurant étoilé quelqu’un qui ne sait cuire qu’un hamburger, soit vous espérez un miracle, soit c’est le signe que vous souhaitez transformer le restaurant en fast-food. »
L’affaire de La Fenice, conclut-il, « n’est pas une erreur isolée, mais le symptôme d’un projet cohérent : réduire l’art lyrique à un produit de communication politique, docile et rentable ».
À Venise comme ailleurs, la résistance s’organise. Mais le ton est grave. Car c’est tout un modèle culturel — celui d’un art libre, exigeant et européen — qui vacille sous les assauts du populisme culturel.
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[1] Personnage très important de la vie politique italienne, elle occupe le poste de « secrétaire politique » sous la direction de sa sœur, Giorgia Meloni.