Robert-le-diable de Meyerbeer : une diablerie romantique

Les artistes

Robert : John Osborn
Bertram : Nicolas Courjal
Raimbaut : Nico Darmanin
Alice : Amina Edris
Isabelle : Erin Morley

Orchestre national Bordeaux Aquitaine, Chœur de l’Opéra national de Bordeaux, dir. Marc Minkowski

Le programme

Robert-le-diable

Grand opéra de Giacomo Meyerbeer en 5 actes, livret d’Eugène Scribe, Germain Delavigne et Meyerbeer, créé à l’Académie royale de musique le 21 novembre 1831.

3 CD Palazzetto Bru Zane, 23 septembre 2022

Après les représentations de l’Opéra de Bordeaux (2021), l’enregistrement de Robert-le-Diable de Meyerbeer se taille un succès du diable au sein de la riche collection d’opéras français du Palazzetto Bru Zane. Scènes de tournoi, de jeu, ballet de nonnes, prière, « Valse infernale » : tous les ingrédients de la légende médiévale se combinent pour séduire les auditeurs et publics.

Le « grand opéra » tient ses promesses de divertissement

Depuis peu, le retour du grand opéra s’active sur les scènes européennes : la production du Prophète de Meyerbeer (Capitole de Toulouse, 2017), celles actuelles de La Juive d’Halévy au Grand Théâtre de Genève, des Troyens de Berlioz à l’Opéra de Cologne en témoignent.

Entre la création de La Muette de Portici d’Auber (1828) et celle de La Juive,  Robert-le-diable tient une place prépondérante sur toutes les scènes occidentales du XIXe siècle. Si le livret d’Eugène Scribe et Germain Delavigne s’inspire d’une légende médiévale (Histoire de Robert le diable, duc de Normandie), le romantisme des situations et le style de Meyerbeer enflamment les productions. Créé à l’Opéra de Paris le 21 novembre 1831, l’opéra en 5 actes, premier opus parisien du compositeur berlinois, inaugure l‘ère inventive de son directeur dynamique (Véron), dopée par l’apparat des arts de la scène. Avant les théories wagnériennes, l’idéal romantique d’une œuvre d’art totale se cristalliserait-il dans sa réalisation, avec les décors fameux de Ciceri ? Acclamée par des générations de public, louangée par Chopin, l’œuvre inspirera Balzac (Gambara) et le poète Heine y décryptera la contamination du pré-capitalisme, en phase avec la bourgeoisie d’affaires sous Louis-Philippe (air « L’or est une chimère »).

Théâtre de l’Opéra : Robert-le diable, décors de Cicéri (acte III, scène 7). © Gallica BnF

De nos jours, la séduction est encore opérante alors que la mode médiévale des années 1830 est dépassée. Des fanfares du tournoi jusqu’au tombeau du cloître, les péripéties (voir le dossier consacré à l’œuvre par Première Loge) et les sortilèges du fantastique sont astucieusement suggérés par l’orchestration.  Un autre ressort intrigue cependant l’auditeur actuel : la psychologie de l’immature Robert, duc de Normandie, consacré au Diable par sa mère. Au fil d’épreuves de chevalerie, de magie noire ou d’envoûtement des nonnes, ses penchants oscillent du mal au bien, aidée par sa sœur de lait, Alice . En dépit des pièges tendus par Bertram, son père démoniaque, son parcours évite in fine la damnation, seulement réservée au tentateur. L’auditeur en goûte les ambiances fortement contrastées, d’autant que l’éclectisme de Meyerbeer conjugue les styles français, italien et germanique. Certes, la couleur française domine, depuis le contrepoint de l’ouverture, le champêtre interlude de l’écho (II) où la clarté des bois est prégnante. Toute aussi idiomatique, la ballade de Raimbaut (« Jadis régnait en Normandie », I) respire le syllabisme de l’opéra-comique. Cependant, d’autres caractéristiques regardent du côté du Freischütz de Weber : l’enregistrement fait valoir les trombones apocalyptiques de l’invocation de Bertram (III) et les effets instrumentaux de la « Valse infernale », puis des scènes de la tentation (IV). Quant à la couleur sicilienne – la scène médiévale se déroule à Palerme (duo « Mon cœur s’élance », II) – elle se marie au style italianisant, dont le pic est la superbe cavatine des amoureux (« Robert, toi que j’aime »). Aurait-elle inspiré la virtuosité émouvante de la future Violetta de Verdi ?

Enfin, ce qui frappe l’auditeur de ce copieux coffret (3 cd), c’est l’architecture puissante qui se construit au fil des actes, celle qui légitime cette exhumation. Les arcs boutants en sont d’une part les chœurs puissamment rythmés (Scène du jeu, I), ceux intrigants des « Noirs démons » dans la caverne (hélas mal prosodié par le compositeur berlinois), correctement interprétés par le Chœur de l’Opéra de Bordeaux. D’autre part, les ballets pittoresques de la cour (II) ou bien la pâleur mortelle des ombres de nonnes au cloître (III) sont des interludes orchestraux d’une rare efficacité dramatique. Sous la baguette de Marc Minkowski, les excellents musiciens de l’Orchestre national de Bordeaux Aquitaine font sonner cette dramaturgie des timbres, ainsi de l’âpreté du motif des forces occultes (Scène de la caverne). Signalons quelques menus bruitages (tournes de page ?) qui parasitent ponctuellement l’enregistrement.

Des rôles incarnés

Lorsque le succès de Robert-le-diable tint aussi à ses interprètes créateurs sous la monarchie de Juillet, le quatuor de protagonistes du coffret ne démérite pas – sans pour cela faire oublier les performances du dernier enregistrement DVD avec Bryan Hymel et Patrizia Ciofi (Opus Arte, 2012).

En 1831, les témoignages sur Adolphe Nourrit, créateur de Robert, faisaient état d’« un sujet d’un prix inestimable pour l’Opéra, son talent se prête à tout ». En 2022, le ténor John Osborn emboite le pas, tour à tour fougueux et brillant lors de cadences italianisantes (Scène du jeu), émouvant dans la Prière à sa mère (II) où il fait bel usage des demi-teintes dans la voix mixte. Ces talents crédibilisent les volte-face du héros balloté par les forces antagonistes (IV et V), notamment lorsqu’il rejette le brigandage pour l’amour d’Isabelle.

La rugosité de timbre de la basse Nicolas Courjal sied au maléfique Bertram, sans exclure l’ironie palpable de ses intentions – celles du Méphisto berliozien de La Damnation de Faust. Clé de voûte de l’opéra, entre possession paternelle (II) et vision crépusculaire (« Evocation », III), son incarnation démonique est palpable sans les attraits de la scène. On appréciera sa vigueur dans le récit avec orchestre, notamment avant de braver l’enfer (Entrée dans la caverne, II).

La noblesse du phrasé d’Erin Morley (Isabelle) fait des prodiges dans le rôle de la princesse palermitaine. Les facettes d’une colorature (à la Bellini) sont lustrées lors de la scène du tournoi (II), l’émoi amoureux est palpitant quoique pondéré dans le cantabile de la fameuse cavatine déjà citée. La maîtrise de l’esthétique et de la prosodie françaises sont des atouts estimables.

L’angélique Alice du soprano Amina Edris, incarne avec une pureté idéale le rôle (« Va, mon enfant », I) : Bizet s’inspirera probablement de cet air pour la protectrice Micaela (Carmen). Confrontée à l’effroi des forces occultes (Scène de la caverne), la jeune interprète s’engage dans une progression émouvante, confirmée au dénouement dans son intercession bienfaisante … dans la cathédrale de Palerme (et si l’opéra était mis en scène / filmé par Kenneth Branagh ?) Son fiancé, le jongleur Raimbaut,le ténor Nico Darmanin est fort convaincant, jouant à jeu égal lors du duo de la tentation avec Bertram (« Ah, l’honnête homme »), après avoir sculpté les contours de sa Ballade médiévale (I). 

Sans la métaphysique qui sous-tend La Damnation de Faust, les forces maléfiques de Robert-le-diable n’excluent pas l’esprit divertissant du grand opéra, que Meyerbeer élargit à l’éclectisme européen. La gageure de cet enregistrement est de préserver la cohérence entre ces pôles dramatiques. N’oublions pas de citer les articles passionnants et documentés du livre-cd de la collection Palazetto Bru Zane.