CD – DER FREISCHÜTZ par René Jabobs : une version inédite… et une éblouissante réussite !

Les artistes

Agathe : Polina Pasztircsák (soprano)
Max : Maximilian Schmitt (ténor)
Kaspar : Dimitry Ivashchenko (basse)
Kilian / Ottokar : Yannick Debus (baryton)
Ännchen : Kateryna Kasper (soprano)
Kuno: Matthias Winckhler (basse)
Samiel : Max Urlacher (rôle parlé)
Un ermite : Christian Immler (basse)

Freiburger Barockorchester, direction René Jacobs
Zürcher Singakademie, direction Florian Helgath / Sebastian Breuing

Le programme

Der Freischütz, op.77 (1821)

Opéra romantique en 3 actes de Carl Maria von Weber (1786-1826) sur un livret de Johann Friedrich Kind, créé le 18 juin 1821 au Königliches Schauspielhaus de Berlin.

2 CDs Harmonia Mundi, 120’. Enregistré en juin 2021.

Le chef-d’œuvre de Weber retrouve toute sa tête !

René Jacobs reconstitue un Freischütz à nul autre pareil. Une réussite éclatante !

Œuvre séminale de l’opéra romantique allemand (voyez ici le dossier que nous lui avons consacré), le Freischütz que l’on croyait connaître par cœur avait, depuis toujours, perdu la tête : c’est là l’enseignement majeur de ce nouvel enregistrement. Ni Carlos Kleiber, ni Harnoncourt, ni même la récente Laurence Equilbey dans son Freischütz Project ne s’en étaient avisés ou émus. Habitué à décaper le répertoire baroque et classique au solvant d’instruments d’époque, René Jacobs élargit ici l’investigation musicologique au livret, qu’il estime injustement tronqué.

Signé du dramaturge Johann Friedrich Kind, ce dernier comportait à l’origine un prologue supprimé dès sa création par Weber, sur l’injonction impérieuse de son épouse et malgré les lamentations de Kind (« Mon opéra est devenu une statue sans tête ! »). Cette courte scène inaugurale présente pourtant l’avantage d’introduire le personnage de l’Ermite, jusqu’alors cantonné au rôle de deux ex machina surgissant de nulle part dans la dernière scène de l’opéra pour transformer de façon assez incompréhensible le drame en lieto fine (happy end).

Cette fois, point de coup de fusil et de foule en liesse après la célèbre ouverture, mais l’aria angoissée d’un vieil anachorète assailli par une vision funeste, puis son duo avec la virginale Agathe, unique visiteuse de son ermitage. Le bouquet de roses consacrées qu’il lui offre à cette occasion sont celles-là même qui sauveront la vie de la jeune fille deux heures plus tard. Le rétablissement de cette scène inaugurale n’a donc rien de banalement cosmétique, mais vise bel et bien à redonner au récit sa symétrie et sa cohérence.

La musique imaginée par Jacobs, puisque Weber ne l’avait pas écrite, tient du manteau d’Arlequin. Rapiéçage de fragments de l’ouverture, greffon prélevé sur un ensemble choral ultérieur… Le résultat se fond avec naturel dans la partition existante. Et quand Weber ne suffit plus, Jacobs ne se prive pas d’aller puiser chez ses contemporains: ainsi, rétablissant le texte d’une ballade chantée par le père de l’héroïne, il lui accole fort à propos la musique d’un Trinklied emprunté à un Singspiel du jeune Schubert.

D’autres ajouts d’importance viennent enrichir cette version. Samiel, l’émissaire du Démon, occupe un rôle (parlé) d’une ampleur inédite. Loin de le limiter à quelques interjections, Jacobs lui a concocté de nombreuses interventions qui lui confèrent une réelle présence dramatique – et une dimension terrifiante, comme lorsque il dépeint en termes crus le désespoir dans lequel la mort d’Agathe plongerait son fiancé et son père. Sa logorrhée, d’une cruauté étourdissante, tranche avec les airs d’Agathe ou de Max, empreints d’une religiosité mièvre.

Enfin, pour parachever spectaculairement l’évocation de ce monde fantastique et nocturne où le folklore du terroir germanique imprégnant chaque scène trouve son pendant inversé dans les rituels de magie noire accomplis par Kaspar, l’âme damnée de Samiel, Jacobs a choisi une approche déjà adoptée dans ses enregistrements de La Flûte enchantée et L’Enlèvement au sérail (Harmonia Mundi, 2010 & 2015) : tirer le Singspiel vers le Hörspiel, c’est-à-dire l’opéra-comique vers la dramatique radiophonique. Cris d’animaux, bruits du vent et de l’orage, vociférations diaboliques (on songe au« Has! Irimiru Karabrao » du pandémonium de la Damnation de Faust) viennent ajouter leur strate au riche mille-feuille sonore de ce Freischütz ressuscité autant que réinventé.

S’agit-il encore d’un opéra ? s’interrogerait le mélomane tatillon. Qu’a-t-on fait à mon opéra préféré ? se désolerait Willy Schraen. Disons que l’on se trouve face à un objet musical hybride, proche également du cinéma. Mais, à une époque où les metteurs en scène ne rechignent pas à recourir à des bandes-sons additionnelles ou à des vidéos, ce genre d’innovation ne devrait pas effrayer les théâtres lyriques.

Pour l’heure, on reste impressionné par la qualité du plateau vocal réuni par le chef belge. Maximilian Schmitt et Dimitry Ivashchenko, déjà présents dans l’enregistrement de L’Enlèvement…, trouvent la traduction vocale parfaite de leur personnage. L’émotivité à fleur de peau du premier s’ombre de nostalgie dans un très beau « Durch die Wälder, durch die Auen… », quand le second laisse percer des éclats de rage sournoise dans son air de la fin du 1er Acte. Tous deux, par ailleurs, excellent dans leurs dialogues parlés. Chez les femmes, le timbre assez jumeau des deux sopranos, Polina Pasztircsák et Kateryna Kasper, trouve sa caractérisation dans leur expressivité bien distincte : à la ferveur religieuse et à la bonté superstitieuse d’Agathe (très beau duo introductif avec l’ermite de Christian Immler) s’oppose nettement l’esprit leste et taquin de sa cousine Ännchen. Les chœurs enfin, qui abondent dans cette partition émaillée de chansons à boire, de ballades légendaires et d’apostrophes railleuses, se hissent au niveau des solistes pour offrir un grand moment de chant et d’incarnation dramatique.

S’il ne manquera pas de braquer les tenants d’un opéra (ou d’un singspiel) chimiquement pur, cet enregistrement impose d’emblée la nécessité de ne plus jamais omettre le prologue du Freischütz. Au théâtre comme en studio, on ne voit pas comment cette version Weber/Jacobs pourrait ne pas être retenue comme référence de futures productions...