Adriana González dans les mélodies d’Albéniz : « The crown of Art »

Les artistes

Adriana González, soprano
Iňaki Encina Oyón, piano

Le programme

Disque Complete Songs d’Isaac Albeniz. CD Audax Records, 2021.

Programme
Isaac Albeniz, Rimas de Bécquer (T.33A) – Seis baladas (T.36) – Chanson de Barberine (T. 37) – To Nellie (T. 39) – Songs (T. 40) – Il en est de l’amour (T.42) – Deux morceaux de prose (T. 41) – Quatre mélodies (T. 44).  Livret traduit dans les quatre langues des poèmes.

Première intégrale au disque, les 30 mélodies d’Isaac Albéniz (1860-1909), interprétées par la chanteuse Adriana González et le pianiste Iňaki Encina Oyón, sont un éblouissement ! Inconnues pour la plupart, elles séduisent par leur expressivité et la sensation de « vécu » qu’en délivrent les deux interprètes complices. Eloignées des espagnolades d’Iberia (cycle pianistique d’Albéniz), la diversité de leur style et de leurs ambiances s’accorde à la poésie européenne que le voyageur Albéniz a sélectionnée.

 

Célébrer la flamme amoureuse en espagnol, italien, français ou anglais

L’intégrale des mélodies d’Isaac Albéniz (1860-1909) apparaît comme un fleuron de la culture européenne au tournant de 1900. Au fil de ses déplacements en Europe, de ses rencontres avec poètes, musiciens et mécènes, ses mélodies fleurissent sur des poèmes espagnols, italiens, anglais ou français. L’excellente plaquette du CD (article du Professeur Jacinto Torres) informe les auditeurs des aspects réducteurs sur la musique ibérique que véhicule la doxa : une musique qui serait exclusivement d’essence populaire ou andalouse. Infirmant cette doxa dans ses mélodies, Albéniz (natif de la région de Gérone) y expérimente un langage « savant » tant par sa sélection poétique que par l’écriture musicale évolutive.

Lorsque la richesse poétique est attestée, l’évolution technique et esthétique d’Albéniz surgit à l’écoute de ses 30 mélodies, d’autant qu’il fut un excellent pianiste (tournées européennes) avant de se consacrer à la composition. L’interprète Adriana González précise les choix de leur enregistrement : « Nous avons tenu à commencer par ces œuvres pour proposer un cheminement chronologique et quasi biographique dans l’œuvre d’Albéniz. » Etalée de 1886 à 1908, leur style atteste en effet l’influence du salon bourgeois pour les deux premiers cycles, mais sans superficialité. Le romantisme d’essence schumanienne (pianistique) n’éclipse pas le symbolisme lors du séjour bruxellois (comme étudiant boursier). Par la suite, son implantation londonienne, enfin celle parisienne (1894) permettent à la maturité de s’épanouir lors de deux cycles, Deux morceaux de prose (poésies de Pierre Loti) et Quatre mélodies (poésies de Francis B. Money-Coutts), au cœur du bouillonnement culturel fin-de-siècle. Cependant, une autre influence semble déterminante, celle de la langue – tour à tour espagnole, italienne, anglaise, française – qui génère une déclamation et un style spécifiques, un attrait piquant de cette anthologie.

Certes, le compositeur d’Iberia (cycle pianistique), de Pepita Jimenez (opéra), ne peut que séduire dans les mélodies des Rimas de Bécquer (du nom du poète espagnol) ne frayant ni avec la canzon – comme Manuel de Falla plus tard – ni avec l’art de la zarzuela. Si les poèmes italiens des Seis baladas, de la marquise de Bolaňos (d’origine romaine), introduisent un parfum belcantiste, encore faut-il rappeler que l’opéra italien monopolise toute scène lyrique au XIXe siècle, et donc l’attention de tout spectateur. Grâce au mécénat du riche banquier londonien, Francis Burdett Money-Coutts (à compter de 1890), trois cycles sont construits sur les poésies anglaises du mécène (qui a financé l’indépendance du compositeur !). Elles véhiculent une flamme amoureuse, teintée d’un mystique chrétien dans le cycle To Nellie, dédicacée à l’épouse du poète.

Les incursions en territoire français présentent d’autres facettes tout en traçant un sillon de plus en plus exigeant et personnel : preuve du talent d’assimilation culturelle d’Albéniz. La première, Chanson de Barberine sur un poème d’A. de Musset (du recueil Poésies nouvelles), dégage une belle gradation, personnalisée par les interludes pianistiques avec acciaccatura. La seconde, Il en est de l’amour, évoque l’influence d’Ernest Chausson, qui ouvrit son salon d’artiste au jeune Albéniz (Mme Chausson, pianiste, en serait la dédicataire). Différemment, les suivantes résonnent dans l’arbre généalogique scholiste (la modalité chère à la Schola Cantorum de Paris) ou fauréen par la richesse harmonique. Certes, le mélodiste Gabriel Fauré est un modèle du raffinement mélodiste au tournant de la Belle Epoque, mais de plus, leur relation amicale est avérée lorsque Fauré recommande dans sa correspondance « un être délicieux et un véritable artiste que j’aime beaucoup » (1906). D’ailleurs, le dernier opus, Quatre mélodies (titre français pour ces ultimes mélodies anglaises), lui est dédicacé en 1908 et publié à Paris. Ici, comme dans le cycle fauréen contemporain La Chanson d’Eve (notamment la mélodie Crépuscule), la partie pianistique s’émancipe de sa fonction d’accompagnement pour devenir le partenaire chambriste du chant, alors qu’Albéniz vient d’achever le cycle d’Iberia. En témoignent l’indépendance pianistique d’In sickness and health (Dans la santé et la maladie), alternativement cantando et en acciaccatura, ou encore du postlude de l’énigmatique The Retreat (Le retrait). D’autres particularités, telle la construction de chaque mélodie autour d’un schéma rythmique structurant (la syncope d’Una rosa in dona, celle de To Nellie) font penser aux mélodies de Déodat de Séverac, disciple d’Albéniz à la Schola et compagnon amical à Nice au printemps 1906.

« The crown of Art » : Albéniz couronné par les deux interprètes

L’un des poèmes de Money-Coutts (du cycle Songs) explore la quête de « The crown of Art” du poète… Les excellents interprètes de ce CD rapportent cette « couronne de l’Art » sur la tête d’Albéniz !

Et pourtant … leur récente interview par Premiere-loge fait état des difficultés musicales d’exécution de ce corpus, sans oublier le défi de chanter successivement dans quatre langues (le français pourrait être prononcé avec plus de dentales …).

Le piano d’Iňaki Encina Oyón s’adapte à chaque coopération. Discret accompagnateur des Rimas de Bécquer, la tension qu’il apporte aux interrogations existentielles de De Donde vengo ? semble très schumanienne. Dans le cycle italien des Seis baladas, ses interludes dialoguent avec le chant, notamment dans la lascive Barcarola. Il restitue l’épaisseur polyphonique des cycles de la maturité tout en demeurant à l’écoute de sa partenaire comme le dévoile la mélodie anglaise Paradise regained (Paradis retrouvé), dont le chant est tressé aux gammes par ton. Dans le cycle le plus original, Deux morceaux de prose (Pierre Loti), l’art de l’enharmonie (franckiste), joint à l’expressivité sous l’oxymore chanté de vie et de mort (Crépuscule), sonnent avec une singularité bluffante.

En complicité, Adriana González est frémissante de vie pour chaque mélodie, apte à saisir l’expressivité sur le mot ou le vers en exergue, un procédé qu’Albéniz affectionne à l’instar des madrigalistes renaissants. Ecoutons par exemple la valorisation de « Love is blind » (l’amour est aveugle) dans A Song, ou encore celle désespérée de « la pensée s’enfuit » dans la Chanson de Barberine. En outre, les qualités vocales de l’interprète sont bouleversantes dans la mesure où elles servent la poésie : luminosité des aigus du cycle To Nellie, densité du registre grave dans les sentences de The gifts of the Gods (Les cadeaux des Dieux), pic des nuances sur « un angelo di Dio » dans T’ho ricevuto in sogno (Je t’ai revu en rêve). Ces qualités s’adaptent à la sobriété syllabique de The Caterpillar (La petite chenille) ou bien à l’alchimie de Paradise. à l’inverse, elles subliment le lyrisme d’un amour demeuré sensuel après la mort de l’aimée (Art you gone for ever, Elaine ?). Indéniablement, la jeune interprète démontre son savoir-faire d’artiste de la scène (après le prix lyrique du Cercle Carpeaux 2017, puis le récent prix Operalia, 2019) lorsqu’elle investit le domaine intimiste de la mélodie. Rappelons que cet enregistrement succède au CD du même duo, Mélodies de Dussaut et Covatti, paru chez le même label (ADX 13722).

Si ces mélodies n’ont pas rencontré le succès public du vivant d’Albéniz (prématurément disparu à 48 ans, en convalescence à Cambo-les-bains), les raisons du désaveu sont plus socio-culturelles que légitimes : trop peu hispaniques pour ses compatriotes, pas suffisamment « Iberia » pour les européens, aussi exigeant que Debussy ou Fauré pour les interprètes …  Ce CD réhabilite la place d’Albéniz mélodiste avec brio. Espérons qu’il sera suivi de récitals par ces interprètes (voir ci-dessous), formidables artisans de cette réhabilitation.

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