ELENA MOŞUC chante Adriana Lecouvreur à Liège : rencontre avec une soprano étonnante, au répertoire particulièrement étendu…

Si les rôles aigus et virtuoses ont assuré sa renommée, Elena Moșuc a toujours mis à son répertoire quelques rôles plus lyriques ou plus dramatiques. Ce sera le cas dans quelques jours à Liège, où la soprano roumaine interprétera le rôle-titre d’Adriana Lecouvreur. L’occasion de faire le point pour Première Loge sur sa carrière, ses projets, ses envies, ses rêves !

Stéphane LELIÈVRE : Elena Moșuc, alors qu’on vous connaît surtout pour votre maîtrise de rôles aigus et virtuoses, vous vous apprêtez à chanter le rôle-titre d’Adriana Lecouvreur à l’Opéra Royal de Wallonie, et vous êtes également annoncée, en janvier 2025, en Desdemona dans l’Otello de Verdi au Teatro Massimo Bellini à Catane (un rôle que vous avez déjà chanté en 2017 à Tokyo, je crois). Deux rôles très lyriques, comportant quelques pics dramatiques : cela correspond-il à une évolution de votre voix ?
Elena MOŞUC : À Catane, ce sera la première fois que je jouerai Desdemona sur scène, car au Japon, il s’agissait d’une version semi-scénique avec l’Orchestre philharmonique de Tokyo. Ma voix s’est développée au cours de ces années, sans que je perde pour autant ma virtuosité ni mes aigus ; mais j’ai conquis et développé naturellement une plus grande cohérence dans le registre médium-grave, ce qui me permet maintenant d’ajouter des rôles comme celui d’Adriana sans aucun risque. Je n’ai jamais été une pure colorature, j’ai toujours possédé une certaine rondeur dans ma voix et il ne m’a jamais paru étrange d’alterner des rôles extrêmement différents, comme cela s’est produit il y a quelques années, lorsqu’en moins de 24 heures j’ai chanté le rôle pyrotechnique de Zerbinetta à Paris et celui, iconique, de Norma à Bucarest. Je pense que chaque rôle que j’ai ajouté à mon répertoire au fil des ans a été important pour grandir en tant qu’artiste, parvenir à chanter des rôles plus lyriques facilement – et revenir en toute sécurité à des rôles plus légers sans ressentir de stress. J’ai récemment fêté mes trente ans de carrière et je pense qu’avec toute l’expérience que j’ai acquise, je peux affronter des rôles tels ceux d’Adriana ou Desdemona (ce qui est plus facile car je suis déjà familiarisée avec le langage de Verdi) avec une certaine maturité artistique et humaine.

S.L. : Vous venez malgré tout, très récemment, de chanter Elisabetta dans Roberto Devereux à Zurich, et le bel canto est considéré comme une de vos spécialités : souhaitez-vous continuer à chanter le bel canto, même si votre carrière doit vous conduire également vers des emplois plus lyriques ? Après tout, une autre très grande belcantiste, Joan Sutherland, avait également mis Adriana Lecouvreur à son répertoire !
E.M. : Elisabetta est plus dramatique qu’Adriana, le rôle est écrit pour une soprano drammatico di agilità, un type de voix très spécifique, avec des compétences dans l’utilisation de la colorature pour un effet dramatique. Quand vous dites « Belcanto », historiquement, vous entendez le répertoire qui va de Rossini (qui a sa propre spécificité) à Donizetti, Bellini et peut-être le premier Verdi ; mais vocalement, je suis d’accord avec ce que Renata Scotto, ou même, avant elle, Maria Callas ont dit : 

©️ Paul César

tout est Belcanto, et quand vous pouvez chanter ce répertoire, vous pouvez tout chanter ! Pour Adriana, il faut avoir la même technique que pour Devereux, seul le « langage », le style, est différent. Et n’oubliez pas que j’ai déjà chanté des rôles comme Mimì dans La Bohème et Magda dans La Rondine qui sont très proches d’Adriana, même si Cilea a un style très particulier. Pour ce qui est de l’avenir, je veux absolument continuer à explorer le Belcanto, et j’ai quelques rôles en tête, comme le rôle-titre d’Elisabetta al Castello di Kenilworth de Donizetti ou Imogene dans Il Pirata de Bellini. Mais j’ai aussi très envie de chanter Manon après avoir travaillé et parlé avec le grand metteur en scène Arnaud Bernard avec qui j’ai très, très bien travaillé pour Adriana Lecouvreur. J’ai toujours souhaité chanter Manon, mais je n’ai jamais reçu d’invitation. Peut-être que bientôt viendra, comme pour Lakmé en 2019, une nouvelle production à Muscat, mise en scène par David Livermore ?…

S.L. : Pour revenir à Adriana Lecouvreur, qu’est-ce qui vous séduit dans ce personnage ? En quoi ce personnage d’une tragédienne du XVIIIe siècle peut-il encore toucher le public d’aujourd’hui ?
E.M. : Je pense qu’un personnage comme Adriana ne peut être réduit à une époque. C’est une artiste avec toutes les fragilités qui sont celles de tout artiste ; elle est puissante, elle se bat pour son amour, pour ses convictions. Elle n’a pas de couronne, mais elle est une reine, elle est l’icône de ce qu’un artiste est et doit être, exprimant son monde intime à travers son art et réalisant les rêves de tout artiste, mourant presque sur scène. Elle est authentique et je pense que sa sincérité et son authenticité peuvent émouvoir aujourd’hui et demain, pour l’éternité !

S.L. : Vocalement, quelles sont les difficultés du rôle ?
E.M. : Le troisième acte, avec le monologue de Phèdre, est le moment clé de l’opéra, qui présente le défi de changer l’émission vocale. Les arias requièrent une technique appropriée, un contrôle du souffle, une utilisation parfaite du legato, une égalité de timbre et une douceur dans tous les registres, des caractéristiques qui doivent refléter la personnalité authentique et sincère du personnage. Il faut jouer avec toutes les couleurs possibles, avec la dynamique, avec la messe di voce, toutes les compétences qui font partie du belcanto, en tenant compte évidemment du style musical spécifique de Cilea. Et il faut être très concentré sur l’ensemble des mots… C’est une véritable conversation continue ! (rires)

S.L. : Le rôle a été marqué par d’immenses chanteuses du XXe siècle. Entre autres : Magda Olivero, Renata Tebaldi, Raina Kabaivanska, Montserrat Caballé, Mirella Freni,… Est-ce intimidant de prendre leur succession ? Y en a-t-il une que vous admirez tout particulièrement ?
E.M. : Il est certain que j’ai une grande admiration pour toutes les artistes que vous avez mentionnées, car elles sont toutes incomparables avec, chacune, leurs caractéristiques et leur personnalité. Ces derniers mois (comme je le fais pour tous mes personnages), j’ai écouté de nombreux enregistrements d’Adriana et toutes ces chanteuses m’ont montré des aspects intéressants que j’ai essayé de faire miens. Je pense que Magda Olivero est une référence pour le monologue de Fedra. J’aimerais ajouter à cette liste de chanteuses Marcella Pobbe, car il est possible d’admirer une version cinématographique de l’opéra où elle intervient et qui est vraiment très belle, et Virginia Zeani, qui nous a récemment quittés et à laquelle j’étais personnellement liée. J’ai eu la possibilité de la rencontrer et elle est devenue presque un mentor pour moi ; elle est certainement un modèle de ce qu’un artiste doit être.

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Marcella Pobbe – Adriana Lecouvreur – « Io son l’umile ancella »

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Magda Oliveiro – Adriana Lecouvreur – « Io son l’umile ancella » (Amsterdam, 1965)

Adriana étant elle-même une artiste, elle nous amène à réfléchir sur nos vies, nos devoirs envers l’art et le public, ainsi que sur notre vie dichotomique, divisée entre notre univers sur scène et notre univers derrière le rideau, dans nos vies privées, et sur la manière dont ces deux hémisphères s’influencent l’un l’autre.

S.L. : Vous venez d’évoquer Marcella Pobbe, Virginia Zeani… Vous avez l’an dernier participé à un hommage à Maria Callas en Allemagne : c’est important pour vous de faire vivre la mémoire des grands chanteurs qui vous ont précédée ? Sont-ils une source d’inspiration pour vous ?
E.M. : J’adore chanter à l’Alte Oper Frankfurt qui a une acoustique merveilleuse et je ne voulais pas manquer l’invitation qui m’a été faite par Opera Classica Europa de participer avec des airs du répertoire de la légendaire Maria Callas que j’ai toujours admirée pour ses qualités extraordinaires de soprano absolue. J’ai interprété des airs emblématiques du répertoire de Callas : Norma (« Casta Diva » avec la cabalette), Tosca (« Vissi d’arte », sous la direction de mon mari Christoph Hebeisen), l’aria finale de La Sonnambula, puis des duos de Norma, Rigoletto… Oui, je crois que nous devons garder vivante la mémoire de tous les solistes qui ont élevé l’opéra aux sommets qui furent ceux de l’Âge d’or, pour toujours nous inspirer de leur art et le porter en avant, en poursuivant la voie noble qu’ils ont tracée. L’opéra ne doit ni mourir, ni être endommagé, maltraité. Nous devons toujours nous inspirer, nous perfectionner et rester fidèles au génie créateur, comme le dit d’ailleurs Adriana Lecouvreur : « Io son l’umile ancella del genio creator » (« Je suis l’humble instrument du génie créateur »). Les solistes de l’âge d’or ont bénéficié de la meilleure école de chant purement italienne et celle-ci doit rester pour nous, aujourd’hui, une référence en termes de technique et d’interprétation – bien sûr à travers le prisme de la personnalité de chacun.

©️ Paul César

S.L. : Lorsque vous étiez toute jeune, vous avez, je crois, enseigné quelques années dans une école primaire. Avez-vous gardé ce goût pour l’enseignement et la transmission ? Vous arrive-t-il de donner des cours ou des masterclasses ?
E.M. : J’ai eu la chance d’étudier dans l’un des meilleurs lycées de ma ville, et même de Roumanie. Le lycée a formé de nombreuses cohortes d’élèves extraordinaires, grâce à des professeurs très exigeants qui ont toujours demandé le maximum à chacun d’entre nous. Donc, sur la base d’une très bonne formation pédagogique, je pense que je peux maintenant être un bon mentor pour les jeunes étudiants qui veulent apprendre de ceux qui ont chanté avec succès sur de grandes scènes, comme dans mon cas, qui ont une longévité vocale appréciable, et ont conservé une condition vocale intacte.

J’ai donc donné plusieurs masterclasses, en commençant par le Japon (honnêtement, j’étais nerveuse au début car c’est une grande responsabilité), j’ai continué avec des masterclasses privées, mais aussi organisées par des universités comme celle de Bâle (Suisse) ou en Roumanie à l’Opéra roumain de Iasi, ma ville natale, ou encore organisées par le Musée « George Enescu » à Tescani, en Roumanie. En août de cette année, j’organiserai une masterclass sur l’île de Mainau en Allemagne pour des étudiants de Shanghai qui viennent spécialement pour travailler avec moi. J’aime travailler avec des étudiants qui souhaitent sincèrement améliorer leurs compétences, qui sont ouverts, réceptifs, concentrés et travailleurs afin de progresser le plus rapidement possible. Et j’aime vraiment travailler avec ceux qui sont persévérants : je suis comblée quand ils réussissent !

S.L. : Vous possédez à votre répertoire quelques œuvres françaises : Les Contes d’Hoffmann, Lakmé, Roméo et Juliette, Faust,… Plusieurs sopranos d’origine roumaine, telles Angela Gheorghiu ou Ileana Cotrubas, ont chanté dans un français très pur. Est-ce facile pour vous de chanter dans notre langue ?
E.M. : J’ai interprété sur scène tous les titres que vous avez mentionnés à l’exception de Roméo et Juliette (j’ai appris l’opéra en entier, je l’ai enregistré et j’ai aussi chanté en concert ses arias). J’ai fait mes débuts en Lakmé il y a quelques années, en 2019, au Royal Opera House Muscat (Oman) dans une magnifique production de Davide Livermore, juste après Bolena à Karlsruhe et seulement quelques mois avant mes débuts en tant que Giselda dans Lombardi. C’était un peu fou, mais j’aime les défis et je suis très attentive à ma voix. J’adore chanter en français, c’est merveilleux car c’est une langue vraiment musicale et on peut utiliser ses sons idiomatiques pour soutenir l’émission. C’est une langue qui me permet d’utiliser des couleurs comme dans le Belcanto, mais avec un style et une approche différents. J’aime également beaucoup chanter les mélodies de Fauré, Debussy, Chausson : ce sont mes compositeurs préférés pour mes récitals. En mai, je donnerai un récital à l’Athenaeum de Bucarest et je chanterai ces mélodies en première partie, et en deuxième partie, des arias de la « tétralogie » des Reines de Donizetti. J’ai également enregistré ces compositeurs sur mon CD Notre amour qui fait maintenant partie d’un coffret de 3 CD de Sony classical sorti en 2015.

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Lakmé, air des Clochettes, par Elena Moșuc

S.L. : Y a-t-il d’autres rôles français qui pourraient vous intéresser ? Vous avez évoqué Manon… Esclarmonde ? Ophélie dans Hamlet ?
E.M. : J’aimerais beaucoup chanter Manon (également celle de Puccini) car je trouve le personnage très intéressant dans son développement psychologique. Esclarmonde serait vraiment un « plaisir coupable ». Je ne pense pas à Ophélie à ce moment de ma carrière, mais j’aimerais chanter Thaïs, c’est un rôle tellement fascinant ! Mais maintenant, après avoir travaillé avec le grand metteur en scène Arnaud Bernard et parlé avec lui de nouveaux rôles, nous avons décidé un jour (j’espère pas trop tard !) de travailler ensemble Manon. Il me trouve idéale pour le rôle, et s’il y avait les conditions requises pour ce projet je pense que cela pourrait être génial : je rêve de le chanter sous sa direction, car je pense qu’il est brillant ! Et j ‘adore ce rôle, qui est, je crois, parfait pour ma voix.

S.L. : Et dans le répertoire belcantiste ou dans le répertoire plus lyrique que nous avons évoqué précédemment, y a-t-il des rôles que l’on ne vous a pas encore proposés mais qui pourraient vous tenter ?
E.M. : En ce qui concerne le Belcanto, les rôles qui me viennent à l’esprit, comme je le disais précédemment, sont le rôle-titre d’Elisabetta al Castello di Kenilworth de Donizetti et Imogene dans Il Pirata de Bellini. J’aimerais ajouter d’autres rôles de Verdi comme ceux d’Odabella dans Attila, de Lucrezia dans I due Foscari, de Mina dans Aroldo, de Lida dans La Battaglia di Legnano, ou Elena dans I Vespri Siciliani. Je rêve en ce moment d’Abigaille dans Nabucco (j’ai récemment jeté un coup d’œil à la partition et je pense qu’elle me conviendrait) et de Lady Macbeth dans la version de 1847… Et à l’avenir, je ne dirais pas non à Aïda… Outre le Belcanto et Verdi, j’aimerais enfin faire mes débuts sur scène en Magda de La Rondine de Puccini, que j’ai enregistrée à Munich et que j’ai chantée dans une version de concert à Madrid (diffusée par RTVE). À la fin de ma carrière, j’affronterai Tosca, qui a toujours été un rêve pour moi !

Pour retrouver Elena Moșuc au disque :




Et pour en savoir plus, rendez-vous sur le site d’Elena Moșuc (qui possède une version française) !

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