La traviata, Opéra de Tours, 9 juin 2025
À Tours, une vision inutilement manichéenne de la Dévoyée verdienne
En 2007, l’artiste-plasticienne Sophie Calle publiait un formidable ouvrage multi-média intitulé Prenez soin de vous. Le principe en était simple : Calle demandait à cent-sept femmes – amies, parentes, artistes, créatrices de tous âges et de toutes professions – d’analyser l’e-mail de rupture amoureuse qu’elle venait de recevoir afin de l’aider à mettre sa souffrance à distance puis à faire son deuil. Dans un élan de sororité, toutes s’accordaient à dénoncer la lâcheté et le narcissisme de l’homme qui l’avait éconduite, assuraient Calle de leur affection et l’aidaient, en somme, à « prendre soin d’elle ». Dans cette belle unanimité, une seule voix dissonait : celle de Virginie Despentes. Décortiquant les mécanismes et les pièges du soutien genré, elle invitait Sophie Calle à « se méfier du chœur des femmes » (je cite de mémoire).
Le texte de la future auteure de Cher connard nous est revenu en mémoire à l’issue de la représentation de cette Traviata tourangelle dont l’équipe artistique, presque exclusivement féminine, vole au secours de l’infortunée Violetta Valéry sans trop s’encombrer de nuances. Bien décidée à venger « la défaite des femmes » (selon le titre de l’essai de Catherine Clément qu’elle cite en note d’intention), la metteuse en scène Silvia Paoli brosse le portrait d’une demi-mondaine violentée, méprisée et humiliée par la gent masculine dont aucun représentant ne trouve grâce à ses yeux. Aucune empathie pour Alfredo Germont, coupable de « passion bourgeoise », nulle rédemption pour son père Giorgio, incarnation du patriarcat hypocrite ; même le docteur Grenvil (pourtant « Il vero amico ») ne fait montre d’aucune humanité pour annoncer à la pauvre Annina, dans le finale, la mort imminente de sa maîtresse… Là où Verdi tisse finement, tout au long de son drame, les rapports ambigus de pouvoir et de désir unissant ses protagonistes, Paoli s’évertue à opposer frontalement le camp des femmes à celui des hommes – et restreint par là-même singulièrement la portée du livret de Piave et du roman de Dumas fils. C’est d’autant plus regrettable que cette lecture/posture univoque nuit à la belle idée conclusive : Violetta reste seule en scène jusqu’à son dernier souffle, Alfredo et Giorgio lui donnant la réplique en coulisses comme de lointains fantômes dont les voix lui parviennent seulement dans son délire, sous le regard affolé de sa dame de compagnie. Mais la lecture un rien misandre de la metteuse en scène donne plutôt l’impression de vouloir invisibiliser ces deux hommes exprimant un repentir, un chagrin et un amour sincères – et escamoter par là même la réconciliation entre le père et son fils. Une expulsion de l’espace scénique qui parachève la défaite des hommes dans cette production.
Si la lecture de Silvia Paoli – par ailleurs riche en images fortes, du solo de danse accompagnant le prélude du premier acte au subtil fondu orchestrant le passage de la fête carnavalesque de l’acte II à la chambre désolée de l’acte III – manque quelque peu de nuances, elles ne font heureusement défaut ni aux solistes vocaux ni à l’orchestre. Pour sa prise de rôle, le jeune Léo Vermot-Desroches (acclamé en 2024 dans le Domino noir à l’Athénée et les Contes d’Hoffmann à Salzbourg, où il remplaçait Benjamin Bernheim) investit avec une théâtralité très affirmée le personnage d’Alfredo. Préservant le rôle d’Alfredo de toute mièvrerie (il nous tarde de l’entendre en Don Ottavio !), son timbre plein et charnu sonne avec fougue dans le finale de l’acte II, mais le ténor fait aussi montre d’un phrasé vibrant d’émotion dans un « Lunge da lei… » qui lui vaut l’ovation de la salle. Le baryton québecois Jean-François Lapointe retrouve un Giorgio Germont maintes fois abordé sur les scènes européennes et américaines – la dernière fois à Toulouse, voilà deux ans. On reste saisi par la force de projection de son instrument, pour lequel le volume intimiste du Grand Théâtre de Tours semblerait presque inadapté. Et pourtant, quelle poésie dans son grand duo de l’acte II avec Alfredo, où scintille un « Di Provenza il mar il sole… » à tirer les larmes. Il retrouve ici une Violetta Valéry à qui il donnait la réplique en 2019 à l’Opéra-Garnier en la personne de Zuzana Marková, grande triomphatrice de cette soirée. La soprano tchèque aborde à Tours sa quinzième production de la Traviata et livre au public une masterclass d’interprétation habitée. En mondaine reine des fêtes du Second Empire, en amoureuse fragile puis en recluse agonisante, elle aborde les métamorphoses de son personnage avec la même justesse théâtrale, qui se double d’une ductilité vocale que ne vient troubler aucun vibrato excessif, du bel canto emporté de « Follie, Follie ! » au declamato ouvrant l’acte III. Et chacun dans le public de retenir son souffle en l’écoutant faire ses adieux au passé.
Face à ce trio de luxe, ni le chœur (excellent, notamment dans la bacchanale bouffe du Carnaval) ni les comprimari ne déméritent, et l’on a particulièrement apprécié la Flora Bervoix chatoyante d’Aliénor Feix ainsi que l’aplomb vocal du Douphol de Yoann Dubruque. Dans la fosse, Laurent Campellone confirme sa familiarité innée avec la direction lyrique, et si le ralentissement de certains tempi surprend, ils sont toujours au service de l’action scénique. On regrette juste une approche un peu frontale des préludes, où l’Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours pourrait se montrer plus diaphane.
Violetta Valéry : Zuzana Marková
Alfredo Germont : Léo Vermot-Desroches
Giorgio Germont : Jean-François Lapointe
Flora Bervoix : Aliénor Feix
Annina : Aurelia Legay
Grenvil : Maurel Endong
Gaston : Alfred Bironien
Baron Douphol : Yoann Dubruque
Marquis d’Obigny : Yaxiang Lu
Orchestre Symphonique Région Centre-Val de Loire/Tours, dir. Laurent Campellone
Chœur de l’Opéra de Tours, dir. David Jackson
Mise en scène : Silvia Paoli
Assistante de mise en scène : Tecla Gucci
Costumes : Valeria Donata Bettella
Lumières : Fiammetta Baldisseri
Décors : Lisetta Buccellato
Chorégraphie : Emanuele Rosa
Chef de Chant : Martin Surot
Les danseurs : Aura Calarco, Rebeca Zucchegni, Paola Drera, Nicola Manzoni, Paolo Pisarra, Fabio Caputo
La traviata
Opéra en trois actes de Giuseppe Verdi, livret de Francesco Maria Piave d’après le roman d’Alexandre Dumas fils La Dame aux camélias, créé au Teatro La Fenice de Venise le 6 mars 1853.
Opéra de Tours, représentation du lundi 9 juin 2025.