Opéra de Dijon – La Passion selon Saint-Jean de Bach : peut-on rendre ce mystère visible ?

Passion selon Saint-Jean, Opéra de Dijon, 29 mars 2024.

Disons-le d’emblée, quoi que l’on pense du résultat visuel et musical, il s’agit là d’un évènement (- la presse ne s’y est pas trompée, comme Télérama qui l’annonçait en une double page),, d’un spectacle hors norme, offrant des images et des souvenirs qui marquent. Assurément un choc aux innombrables références.

Tout vient d’un pari un peu fou ; Leonardo García Alarcón a d’ailleurs mis un certain temps avant de convaincre Sasha Waltz de se lancer dans une telle aventure. Quatre ans après, le résultat scénique de ce pari a été créé au Felsenreitschule de Salzbourg le 22 mars. Une semaine après, le voici à Dijon pour deux représentations, au cœur du week-end pascal. Peut-on rêver meilleur timing, d’autant que 2024 est l’année du trois centième anniversaire de cette Passion selon Saint-Jean ?

Mais peut-on faire danser la Saint-Jean, peut-on rendre un tel monument musical visible ?

Lorsque Leonardo García Alarcón dirigeait il y a deux ans déjà, pour la toute première fois la Passion selon Saint-Matthieu, il le faisait avec une subtile mise en espace donnant toute sa force à cette musique – rien que la musique. Moment rare d’intense émotion. Qu’allait-il en être avec cette Saint-Jean ? Le chef allait-il retrouver une (autre) forme de symbiose avec la partition ? Car le pari est osé. Simon Rattle et Peter Sellars avaient tenté un tout autre choix à la Philharmonie de Berlin en 2014, celui d’une mise en scène où nul autre que les musiciens n’était partie prenante. Cette fois, Sasha Waltz mène la danse et impose de nombreux danseurs pour imager la plus intime des deux passions de Bach. Contradiction ?

Dans un travail muri et mené en commun, Leonardo García Alarcón a su faire vivre son intention initiale : « exposer, à travers la figure du Christ, la souffrance des êtres humains et des peuples. » Pari réussi : c’est d’emblée ce qui ressort de ces deux heures dramatiques. Le chef nous offre de grands moments de musique et d’émotion, ménageant de vrais silences, creusant sans cesse la partition jusqu’à interpréter de façon très subjective le temps suspendu au cœur de tel air (« Mein teuer Heiland », n°32).

D’emblée, le chœur introductif, ce portique bouleversant de questionnement et de déploration, est pris dans un tempo très vif, comme l’ensemble de la partition, avec un sens assumé des contrastes et de la puissance. Avec des basses profondes, des hautbois mis en avant, l’étoffe de l’orchestre est dense, riche, chatoyante.

Les musiciens de la Capella Mediterranea y sont superlatifs, scindés en deux groupes placés à cour et à jardin afin de laisser le plateau central aux danseurs. Et les chœurs étonnent car au moment de la reprise des mots « Herr, unser Herscher » (« Seigneur, notre Seigneur », n°1), voilà que se lèvent la vingtaine de chanteurs disséminés au sein du public. Le ton est donné : les acteurs de la tragédie sont parmi nous, symbole de l’humanité du message de cette Passion. La foule, c’est nous. Nous sommes les protagonistes de cette tragédie humaine.

Il y a trois moments dans ce spectacle d’une profonde cohérence. Le premier est le plus court, mais impose des questions, une symbolique et une magie. Lorsque les musiciens s’installent, le plateau est presque nu, seulement habité d’une longue table sur laquelle reposent… des machines à coudre. Dans une musique électroacoustique s’amplifiant, des corps nus viennent s’y installer et se mettent à coudre les étoles qui reposaient sur la table. Symbole d’une Cène décalée, celle qui d’emblée nous rend ce spectacle si proche. On sait que l’Évangile de Jean est celui qui donne le plus de précision sur la tunique du Christ, symbole d’un vêtement de gloire et de beauté ; une tunique idéalement sans couture. Ne dit-on pas, au Moyen-Âge, que l’Église est à l’image de cette robe sans couture du Christ, ce jusqu’à la Réforme de 1517 où cette robe-là est désormais déchirée ? Bach le sait – et Sasha Waltz le montre : comment ne pas voir qu’ici, chacun de ces corps nus, corps d’avant la faute de l’Eden, est en train de tisser sa robe couturée, donc humaine.

Puis les haut-parleurs se taisent ; place à Bach.

Dès la pulsation initiale du chœur introductif, celle de notre cœur, du battement du sang dans les tempes de notre angoisse, la musique invite à une danse quasi immobile. Et pendant le chœur initial, la troupe s’avance vers nous, lentement, dans sa nudité d’avant la faute, jusqu’au-devant de la scène – moment prenant qui nous place toutes et tous face à notre condition humaine originelle et collective.

Mais ensuite, quelle danse peut être en harmonie avec un tel sommet de la musique occidentale ?

L’esthétique de Sasha Walz semble a priori si loin de celle, baroque, que les musées de Dijon offrent aux visiteurs, des passions multiples visibles au Musée des Beaux-Arts, à celles imaginées à la plume et à l’encre, signées Claude Gillot[1], quasi contemporaines de l’œuvre de Bach. En fait, cette torsion des corps, cette utilisation des linges est-elle si différente que celle demandée par la chorégraphe à ses danseurs ?

Sasha Walz dissocie ensuite fortement les deux parties de la tragédie christique. Dans la première, mettre en image les récitatifs parfois longs est une gageure difficile. Trop de danseurs, trop de mouvements et de scénettes multipliées simultanément nuisent à la concentration, dispersée, avec toutefois de beaux moments : lorsque dans le premier air de soprano Sophie Junker chante (avec quelques tensions dans la voix) « Mes pas sont joyeux » (n°9), ceux des danseurs envahissent la salle.

Il y a pourtant une indéniable unité dans ce spectacle qui est une véritable création collective, où le sens dramatique de l’Évangéliste Valerio Contaldo est bien le héraut/héros du spectacle, donnant un poids à chaque moment, avec intensité, dans un registre totalement convainquant et une formidable ductilité vocale.

Dans les grands chœurs ou les chorals comme dans les scènes de foule, le Chœur de chambre de Namur, parfaitement secondé par celui de l’Opéra d’Avignon, est fidèle à sa réputation malgré quelques décalages. Il se mêle très souvent aux danseurs sur le plateau, alors que chaque soliste apporte un engagement de chaque instant, vocalement et scéniquement.

Les choix du chef sont donc multiples, décidant de laisser le cœur de l’œuvre occupé par le spectacle dansé. Du côté de la partition, il emprunte à certain changement que fit Bach dans sa deuxième version de sa Saint-Jean, en 1725, avec l’air de basse « Himmel reiße… » (n°11+, « Je souffre avec Jésus »), auquel se joint un choral de la soprano chantant la joie de la Passion. Pendant ce temps, le regard des spectateurs est happé par les corps mouvants des danseurs qui déploient ici une fluidité, là quelques postures hystérisées, alors qu’à jardin, un puis deux danseurs viennent enlever un violoniste qui se mêle à la chorégraphie, instrument et archet en main, dans un moment aussi surprenant que poétique – mais accaparant l’attention au détriment de la musique, le tout se terminant par des rires sardoniques des danseurs.

Ce n’est d’ailleurs pas le seul moment qui brouille les pistes et affaiblit Bach. Car la chorégraphie est alors très présente, parfois envahissante, même si l’épure n’est pas absente, avec le ténor seul, en tunique blanche, trainant une corde en diagonale de la scène et chantant son désespoir «car le disciple a renié son maître » (n°13).

Alors se clôt cette première partie, avec les sons dissonants via une seconde intervention électroacoustique de Diego Noguera. Long moment qui voit de multiples danseurs investir le plateau avec leur marteau frappant à même le sol des morceaux de bois dans une cacophonie réglée et hautement symbolique.

Il faut dire à quel point les danseurs étaient tous remarquables, fascinants de précision, d’incarnation, de naturel et d’humanité. Ensemble, tour à tour corps fluides ou dolents, agités ou inquiets. L’adéquation entre musique et danse se lisait par l’imbrication des chanteurs et danseurs, par le fait que les solistes venaient souvent se fondre dans leur masse : c’est une communauté qui se trouve emportée dans une catastrophe où Pilate (splendide Georg Nigel) tient le rôle sombre d’un tyran tranchant.

La seconde partie, plus épurée au fur et à mesure de l’avancement inexorable de la tragédie, s’accorde mieux à la musique de Bach, tant la torsion des corps se moule dans les affres de l’avancée de la Passion. Avec des jeux subtils de lumière, signés David Finn, bâtons, planches, étoffes ou miroirs s’invitent pour symboliser, comme cette fugace mais fascinante couronne d’épines.      

Une des grandes forces du spectacle tient au choix de symboliser le Christ (chanté par Christian Immler, habitué de ce rôle, y compris dans d’autres passions, comme avec celle de Johann Sebastiani[2]) avec plusieurs danseurs, surtout des femmes. Le Christ, c’est elle ou lui, c’est Adam et Eve, c’est nous face à la violence – et le message déborde les dogmes religieux ancestraux ressassés.

Et puis il y a cette formidable idée scénique de la construction, sous nos yeux, d’un triptyque mouvant, prenant vie peu à peu, se figeant parfois, intégrant les musiciens comme avec cet air de ténor, le plus long de la partition, accompagné de deux violonistes qui dansent avec la troupe. « Erwäge… » chante Mark Milhofer avec un dolorisme bouleversant mais sans aucune ostentation (n°20). Et le retable se construit sous nos yeux étonnés, convoquant toutes les références imaginables et décalées dans les souvenirs du spectateur.

On l’aura compris, les références de Sasha Waltz sont innombrables : religieuses, mystiques, lorgnant ici vers les retables médiévaux, là vers le Caravage,  la peinture ou la statuaire baroque, toujours avec une grande liberté d’imagination et une force de suggestion tellurique[3]. D’autant plus que la fin fatale approche. Ce sont alors de saisissants tableaux qui se succèdent. Jusqu’au noir total qui plonge la salle dans un moment stupéfiant, lors du « Es ist volbracht » (n°30), sublime air chanté par la voix bouleversante de Benno Schachtner. Et les musiciens de continuer à jouer dans ce noir d’encre, car tout est consommé. Puis la lumière revient, nous aveuglant par une rampe d’éclairage braquée sur l’assistance. Car la vie reprend : « Je suis la lumière et la vie ».

Ici ou là, quelques regrets surgissent, liés à certains choix du chef : le formidable chœur « Lasset uns den nicht zerteilen » (n°27) est pris dans un tempo d’enfer tel qu’il en perd toute sa puissance évocatrice et que l’on n’en comprend plus du tout les paroles ! C’est à la fois dû au dispositif scénique et à l’acoustique de l’auditorium de Dijon, qui posent quelques problèmes sonores – particulièrement sensible lors du « Es ist vollbracht », avec l’accompagnement d’une viole installée sur la scène, pas assez présente – sans que le jeu de la soliste ne soit en cause.

Mais après tout, il s’agit d’un spectacle, inventif et novateur, d’une « version scénique », non d’une écoute « religieuse » de la partition. Un opéra dansé ? Mais le manque de surtitres se faisait cruellement sentir pour un public qui ne connaissait peut-être pas par cœur un texte allemand très construit. Cela ne facilitait pas la compréhension du lien organique entre le travail de Sasha Waltz et de ses danseurs avec le texte.

Espérons qu’à la reprise, les 4 et 5 novembre prochain au Théâtre des Champs Élysées, le surtitrage sera de mise et que pour la diffusion attendue sur Arte (les représentations étaient captées par de nombreuses caméras), le texte ne sera pas oublié non plus.

Il est certes des moments où ce que l’on voit, mêlé à ce que l’on entend, ne nécessite aucune traduction, tant l’évidence du message nous submerge. Ainsi, après la crucifixion, lors de son second air, lorsque Sophie Junker mêlée aux danseurs, étendue par terre, chante de façon extrêmement touchante « Zerfließe, mein Herze » (« Pleure, mon cœur », n°35). Elle est accompagnée par deux flûtes baroques et deux instruments au son bien particulier, puisque Leonardo García Alarcón a fait appel à deux hautbois da caccia, comme demandé par Bach[4]. C’est encore un des grands moments de ce spectacle qui compte de si fortes images. Car ce que l’on voit alors est particulièrement marquant, avec des jeux de lumières particulièrement étudiés et un jeu de miroirs réfléchissant le doux visage d’une Vierge entraperçu – subtil rappel que, sur la croix, Jésus confie sa mère à Jean.

S’enchaine ensuite un choral où les danseurs esquissent quelques pas de danse joyeux, comme apaisés : la vie reprend, autre. Et le « Ruht wohl » du chœur final (« Repose en paix», n°39) voit la troupe des danseurs, revêtus de leur tunique blanche, occuper un plateau noir, vide et se prendre mutuellement dans les bras. Miroir inversé du tout premier tableau, passage de l’innocence inquiète au ré-enchantement après la violence extrême.

La cérémonie peut se clore, sur le tableau stylisé d’une descente de croix – à moins que ce ne soit une montée dans les cieux – après avoir exposé « à travers la figure du Christ, la souffrance des êtres humains et des peuples » comme le rêvait Leonardo García Alarcón.

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[1] Exposition Claude Gillot, comédies, fables et arabesques. Musée Magnin, du 21 mars au 23 juin.
[2] L’enregistrement de 2017 est publié chez CPO dans le cadre du Boston Early Music Festival.
[3] Sasha Waltz connait-elle Le chant des canuts d’Aristide Bruant ? Référence inattendue ? Mais on peut aussi y voir une allusion : « C’est nous les canuts, nous allons tout nu » est-il chanté au début de ce texte, reflet du début du spectacle. Et la chanson se termine par « Nous tisserons le linceul du vieux monde car on entend déjà la révolte qui gronde. » Ne s’agit-il pas aussi de cela, d’une foule qui gronde, d’un linceul, d’un vieux monde ?
[4] Il semble bien que cette Passion fut la première occasion d’emploi de ce hautbois da caccia, fabriqué par le facteur de Leipzig Johann Heinrich Eichentopf.

Les artistes

L’Évangéliste : Valerio Contaldo
Pilate : Georg Nigl
Jésus : Christian Immler
Benno Schachtner (contre-ténor), 
Sophie Junker (soprano)
Mark Milhofer (ténor)
Ancilla : Estelle Lefort*
Servus : Augustin Laudet*
Pierre : Rafael Galaz Ramirez*
Danseurs de la compagnie Sasha Waltz & Guests
* solistes du Chœur de Chambre de Namur

Ensemble Capella Mediterranea, dir. Leonardo García Alarcón
Chœur de Chambre de Namur – Chœur de l’Opéra de Dijon
Mise en scène et chorégraphie : Sasha Waltz
Intervention sonore électroacoustique : Diego Noguera
Costumes : Bernd Skodzig
Décors : Heike Schuppelius
Lumières : David Finn

Le programme

La Passion selon Saint Jean

Passion de Jean-Sébastien Bach, créée à Leipzig le 7 avril 1724.
Auditorium de Dijon, représentation du samedi 30 mars 2024.