LOHENGRIN, première nouvelle production de la saison pour l’Opéra de Paris

Dans ce qu’il est convenu, depuis quelques décennies, d’appeler Regietheater – notion au demeurant assez floue mais que l’on pourrait définir, pour ce qui est de l’opéra, par la priorité absolue accordée au metteur en scène plutôt qu’au chef d’orchestre et aux interprètes musicaux, on peut distinguer deux courants : le premier, selon nous largement surreprésenté aujourd’hui, rassemble celles et ceux qui se contentent, depuis maintenant une bonne vingtaine d’années, de plaquer sur les œuvres, quelles qu’elles soient, de façon purement mécanique, les mêmes dispositifs scénographiques, les mêmes transpositions spatio-temporelles, les mêmes discours socio-politiques – ne faisant que susciter, au lieu de la surprise, du choc ou du scandale escomptés, une lassitude et un ennui certains. Le second courant regroupe les artistes soucieux de renouveler le regard porté sur les œuvres du répertoire en proposant un discours véritablement construit et réfléchi, que le résultat soit, in fine, apprécié ou non par le public et la critique.

Kirill Serebrennikov est à n’en pas douter au nombre de ceux-ci. On est bien sûr parfaitement en droit de ne pas aimer la vision qu’il propose actuellement du Lohengrin de Wagner à l’Opéra Bastille – et une partie du public n’a pas manqué de le lui faire savoir à la fin du spectacle, manifestant son mécontentement par des huées, vite couvertes cependant par les bravos d’une salle applaudissant debout l’équipe artistique et musicale du spectacle. On ne peut cependant nier la cohérence et la force du propos de Serebrennikov. Tout n’est certes pas parfait dans le spectacle – et l’on a même eu un peu peur en découvrant au lever du rideau les incontournables lavabo et chaise en formica, en comprenant que l’intrigue prendrait place une nouvelle fois dans un hôpital psychiatrique, ou encore en découvrant une scène (celle où Elsa traverse un dortoir d’hôpital où reposent des dizaines de blessés) rappelant vraiment de trop près l’idée qu’avait eue Kirsten Harms pour ouvrir le 3e acte du Tannhäuser à la Deutsche Oper de Berlin. Pourtant, le propos de Serebrennikov se déploie avec clarté, même pour qui n’a pas lu le résumé de l’intrigue revisitée par le metteur en scène russe – disponible ici : Elsa a perdu son frère, qui a pris part à une guerre violente et interminable. Elle ne s’est jamais remise de cette perte et sombre progressivement dans la folie, son sauveur Lohengrin n’étant qu’un être imaginaire, conçu par son esprit malade. Telramund et Ortrud dirigent la clinique où Elsa est soignée, Ortrud se révélant experte en manipulation mentale, notamment lorsqu’elle change radicalement d’attitude vis-à-vis d’Elsa entre les deuxième et troisième actes. La vision de Serebrennikov est particulièrement noire : il n’y aura bien sûr aucun sauveur, aucun défenseur, aucun leader censé mener les soldats à la victoire au dernier acte – un acte qui se déroule sur un champ de bataille transformé en fosse commune. Si l’on peut contester tel ou tel aspect du spectacle, force est de constater que la dénonciation des horreurs de la guerre se justifie bien plus ici que dans la récente Aida proposée par Michieletto à Munich, et le choix des cadres dans lesquels se déroulent les actes II et III (hôpital psychiatrique, hôpital de guerre) nous parait nettement plus pertinent et bien plus fort dramatiquement que dans certaine Carmen aixoise, certain Hamlet ou certains Troyens parisiens… Plusieurs tableaux, marquent durablement les esprits, tels les cadavres des soldats sortant de leurs linceuls et semblant renaître (incarnant ainsi le désir profond d’Elsa de voir son frère renaître à la vie) ; les mariages des soldats rescapés avec leurs fiancées, organisés à la va-vite devant une toile représentant, de façon dérisoire, un paysage lacustre avec un cygne ; et surtout les superbes images filmées du prélude, en parfaite osmose avec la musique, où un long travelling conduit le regard du spectateur de la terre (une main, celle du frère d’Elsa, écartant des feuilles mortes sur le sol) au ciel, avant que le jeune Godefroid ne plonge nu dans un lac – ultime immersion du jeune homme dans la pureté avant qu’il  ne plonge dans l’horreur de la guerre.

Musicalement, Alexander Soddy triomphe : sous sa baguette, l’orchestre délivre une lecture d’une grande poésie et garde une transparence et une clarté de tous les instants, y compris dans les tutti les plus éclatants. Chaque pupitre semble témoigner d’une excellente préparation et fait montre d’une remarquable précision, y compris les cuivres, si exposés et si fréquemment sollicités. Les chœurs, d’une homogénéité rare, ne sont pas en reste et remportent également un succès mérité, de même que leur cheffe Ching-Lien Wu. La distribution participe de ce même effet de légèreté et de délicatesse et nous évite tout démonstration vocale intempestive, avec même peut-être un léger déficit de puissance pour le Telramund de Wolfgang Koch lorsque le chanteur est amené à lutter contre les tutti de l’orchestre. Son personnage n’en demeure pas moins fort convaincant et a été très apprécié du public. La carrière de Nina Stemme semble prendre une nouvelle orientation (elle a annoncé récemment renoncer au rôle d’Isolde). Le vibrato est devenu un peu large et moins bien contrôlé que jadis, mais la qualité de la projection vocale reste intacte et l’incarnation est saisissante sur le plan dramatique. Le Héraut de Shenyang est parfaitement en situation, et le Heinrich der Vogler de Tareq Nazmi, puissant et noble, est d’autant plus méritoire qu’il remplace Kwangchul Youn initialement prévu, en s’étant visiblement intégré avec aisance à l’équipe et à cette lecture scénique si particulière. L’Elsa de Johanni van Oostrum est remarquable de fraîcheur et de poésie au premier acte, avec un très beau panel de nuances et un soin apporté à la ligne de chant que l’on n’entend pas toujours dans ce répertoire. La voix cependant accuse un léger passage à vide au milieu du second acte, et la chanteuse ne retrouve pas tout à fait la plénitude de ses moyens au dernier… Le Lohengrin de Piotr Beczala reste quant à lui un modèle de style et d’élégance. Le ténor arrive dans un état de fraîcheur vocale étonnant à l’issue d’un rôle long et exigeant, et déploie un riche éventail de nuances, notamment dans une scène finale poétique et très émouvante. Il sera très justement ovationné au rideau final.

Les artistes

Lohengrin : Piotr Beczala
Elsa von Brabant : Johanni van Oostrum
Friedrich von Telramund : Wolfgang Koch
Ortrud : Nina Stemme
Heinrich der Vogler : Tareq Nazmi
Der Heerrufer des Könings : Shenyang

Chœurs et orchestre de l’Opéra de Paris, dir. Alexander Soddy

Mise en scène, décors et costumes : Kirill Serebrennikov
Décors : Olga Pavluk
Costumes : Tatiana Dolmatovskaya
Lumières : Franck Evin
Vidéo : Alan Mandelshtam
Chorégraphie : Evgeny Kulagin

Le programme

Lohengrin

Opéra romantique en 3 actes de Richard Wagner, livret du compositeur, créé le 28 août 1850 à Weimar.

Opéra Bastille (Paris), représentation du samedi 23 septembre 2023.