MUNICH : Aïda et Radamès, Juliette et Roméo modernes en pays en guerre

Aida à la Bayerische Staatsoper de Munich

À Munich, Damiano Michieletto propose une vision forte et renouvelée de l’Aida de Verdi, dans un spectacle très apprécié – scéniquement et  musicalement – par le public.

Les multiples lectures et significations d’Aïda, de la création à l’époque contemporaine

L’antépénultième opéra de Giuseppe Verdi est commandé par le khédive du Caire Isma’il Pacha, celui-là même qui avait réprimé une insurrection au Soudan en 1861. Avec cet opéra, demandé au plus grand compositeur d’opéra de l’époque – en cas de refus, on avait évoqué les noms de Massenet et de Wagner –  Isma’il entend célébrer l’impérialisme de son pays, une forme de colonialisme à l’intérieur du continent africain, calqué sur celui des grandes puissances européennes. Aïda est donc l’illustration du danger qu’un pays du sud, l’Éthiopie, peut faire peser sur le « sol sacré » de l’Égypte. L’inauguration du canal de Suez et de l’opéra khédival au Caire (novembre 1869) est ainsi le prétexte à la formalisation d’un projet politique bien précis. Mais en même temps, le livret de Ghislanzoni semble vouloir mettre en garde l’Égypte contre des extensions territoriales dans la corne de l’Afrique, l’Italie ayant elle aussi des visées expansionnistes qui d’ailleurs se concrétiseront peu après. Pour le public italien de la première européenne à la Scala de Milan, le 8 février 1872, Aïda évoque cependant plutôt les sentiments patriotiques du Risorgimento – encore des sentiments nationalistes… Bref, l’opéra de Verdi était en son temps un véritable « opéra politique ».

Et pour nous, en 2023, cent cinquante ans plus tard, qu’évoque Aïda ? Certainement pas les visées expansionnistes des khédives d’Égypte, ni les réflexions politiques du Milan post-Risorgimento. Elle ne correspond plus guère à ce goût pour l’exotisme si cher à la bourgeoisie qui se pressait dans les salles d’opéra dans la seconde moitié du XIXe siècle. Ces divers points ont déjà été pris en compte par nombre de ceux qui l’ont mise en scène ces dernières années, avec des réponses différentes et plus ou moins convaincantes. L’Iranienne Shirin Neshat, à Salzbourg en 2017, avait mis en lumière les conditions sociales des femmes dans le monde islamique d’aujourd’hui : en tant qu’exilée, elle était la bonne personne pour (re)lire l’histoire d’une fille de roi devenue esclave et de la guerre entre deux ethnies ennemies. Dans sa lecture, Aïda et Amonasro avaient tous deux la peau claire : ne se posait donc pas le problème du blackface. Même chose à Paris en 2021 avec l’Aïda mise en scène par Lotte de Beer, avec des marionnettes et un décor du XIXe siècle – et où c’est l’interprète du pharaon qui avait ici la peau noire.

Le spectacle de Damiano Michieletto

Alors que l’on peut voir ces jours-ci à la Deutsche Oper de Berlin une Aïda dans une mise en scène très spéciale de Benedikt von Peter, à la Bayerische Staatsoper de Munich, Damiano Michieletto propose sa propre lecture de l’œuvre : l’histoire d’Aïda prend place pendant une guerre qui se déroule actuellement : dans un gymnase d’école au plafond percé par les bombes se sont réfugiées plusieurs personnes, loin de leurs maisons bombardées, loin d’une ville détruite. Nous voyons aussi des prisonniers ennemis, dont l’état physique est proche de celui des réfugiés « locaux ». Le retour triomphal des vainqueurs est un triste défilé d’individus mutilés ou mentalement détruits, qui reçoivent leurs médailles de bravoure dans un état proche de la catatonie. Radamès est lui aussi revenu fortement marqué par la guerre. Des images projetées en arrière-plan nous montrent des visages blessés et désemparés, tandis que, depuis les loges de l’avant-scène, les « trompettes égyptiennes » apportent un commentaire cruellement moqueur, Michieletto réussissant ainsi à renouveler jusqu’à la « marche triomphale ».

Avant cette marche triomphale, Aïda avait chanté « «Ritorna vincitor!… E dal mio labbro / uscì l’empia parola!» » tandis qu’une mère se penchait sur le petit cercueil blanc de son fils assassiné. « C’est une guerre civile. Les gens ne sont pas préparés à la violence. La mort a un effet si dévastateur qu’elle fait irruption dans la vie quotidienne, dans les familles, et n’épargne pas les enfants. Je ne veux pas présenter cette histoire comme concernant seulement les soldats : elle frappe également les civils », déclare le metteur en scène – et l’on ne peut s’empêcher de penser au conflit insensé qui se déroule actuellement aux frontières de l’Europe…

Plus qu’à sa patrie, Aïda pense à sa famille, elle qui est orpheline de mère et a été arrachée à son père. Ainsi le personnage se dédouble pour donner à voir une enfant heureuse, tout comme sont heureux et inconscients les enfants qui jouent dans les décombres. Ces moments de rêve ne manquent pas dans le spectacle et le finale leur est confié : les deux jeunes gens ne meurent pas, mais sont finalement unis pour l’éternité, accompagnés d’un cortège à la Fellini qui se déplace sur les paroles de « A noi si schiude il ciel ».

Superbe direction de Daniele Rustioni

Un entracte divise les quatre actes en deux parties. Dans la deuxième partie, la scénographie de Paolo Fantin, toujours aussi étonnante, remplit la grande salle d’une cendre noire que nous avons vue tomber du plafond. La rive du Nil est une pente abrupte qui, sans murs, devient le tombeau des deux jeunes gens. L’habile jeu de lumières rasantes d’Alessandro Carletti donne une belle profondeur à la scène et fait passer le spectateur des scènes les plus crues aux scènes les plus oniriques. Les costumes de Carla Teti, qui n’évoquent aucun pays en particulier, sont toujours appropriés, tandis que les vidéos de Rocafilm possèdent leur force et leur efficacité. La dramaturgie porte la signature de Katharina Ortmann et de Mattia Palma qui, dans le programme, analysent l’histoire des représentations d’Aïda, se demandant s’il s’agit d’un opéra « monumental, grandiose, spectaculaire » ou plutôt d’un opéra « de chambre ». Oui, il y a un peu de grand-opéra dans Aïda, mais les vides l’emportent sur les pleins : l’opéra commence pianissimo (pp) avec le motif ondulant des violons en sourdine et se termine encore plus pianissimo (ppp) avec la « mort » des mêmes violons. Cette transparence inhabituelle est clairement évidente dans la magnifique interprétation de Daniele Rustioni, qui obtient de l’orchestre du théâtre, plus habitué en réalité à Richard Strauss, des tempi toujours précis, des sons d’une grande douceur et des couleurs tendres, mais aussi des volumes sonores adéquats dans les moments les plus intenses. De plus, tout en sauvegardant le cantabile « italien », Rustioni fait ressortir les aspects plus modernes de la partition, notamment l’effet du roulement à peine audible de la grosse caisse qui suit le silence de Radamès face aux accusations de trahison dont il ne se disculpe pas. L’équilibre sonore entre la fosse et la scène est parfait, l’orchestre ne couvrant pas les voix. Des voix dont la présence est pourtante imposante.

Vocalement…

La soprano russe Elena Stikhina est une Aïda au beau timbre, aux mezze voci délicates, aux longs sons filés, au phrasé élégant et aux aigus éclatants. En dépit de ses vêtements élimés dont elle est vêtue, elle révèle une présence scénique efficace et son interprétation sensible a conquis le public sans réserve. Remplaçant Anita Rachvelishvili, indisposée, la mezzo-soprano Clémentine Margaine, hormis ici ou là une intonation parfois perfectible, a fait preuve d’un beau tempérament. Sa voix n’est pas toujours douce dans les transitions de registre, avec quelques notes criées, mais dans l’ensemble elle a campé un personnage tourmenté et humain qui a été très apprécié par le public. Amneris est ici convoitée par Ramphis, non pas un prêtre mais un arriviste qui, après avoir éliminé Radamès, comprend qu’il accèdera au pouvoir par l’intermédiaire de la fille du pharaon. Le personnage est fortement caractérisé par la basse roumano-hongroise Alexander Köpeczi, avec son registre grave puissant et sa projection vocale exceptionnelle. Une autre basse, grecque cette fois : le jeune Alexandros Stavrakakis, un roi à la voix autoritaire. Enfin, un Amonasro non pas brutal mais père aimant : c’est ainsi que le campe George Petean, baryton roumain qui confirme la belle personnalité que l’on connait déjà.

Brian Jagde, ténor américain jeune mais à la réputation déjà bien établie, nous fait remonter le temps : son Radamès est vocalement très généreux et extraverti, voire trop : les demi-voix sont négligées, l’émission est toujours forte. Depuis des années, nous entendons, à la fin de ‘Celeste Aida’, le si bémol indiqué pianissimo – pp dans la partition, deux mesures avant que Verdi ne passe même à pppp ! Pourtant Jagde l’interprète au contraire à pleine voix, sans même essayer nullement de l’atténuer. Dans le finale, il retrouve un peu d’expressivité, mais dans l’ensemble, son interprétation s’est montrée décevante. Ce n’est pas le cas du chœur, qui donne une excellente prestation sous la direction de Johannes Knecht.

Le public munichois ne semble pas avoir été déçu par l’absence de sphinx ou de pyramides sur scène, et a offert aux interprètes une véritable ovation !

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Les artistes

Aida : Elena Stikhina
Radamès : Brian Jagde
Amneris : Clémentine Margaine
Ramfis : Alexander Köpeczi
Amonasro : George Petean
Le Roi : Alexandros Stavrakakis
Un messager : Granit Musliu
Une prêtresse : Elmira Karakhanova

Orchestre de l’opéra de Munich, dir. Daniele Rustioni
Chœur de l’opéra de Munich, dir. Johannes Knecht
Mise en scène : Damiano Michieletto
Dramaturgie : Katharina Ortmann, Mattia Palma
Décors : Paolo Fantin
Costumes : Carla Teti
Video : rocafilm
Choreographie : Thomas Wilhelm
Lumières : Alessandro Carletti

Le programme

Aida

Opéra en 4 actes de Giuseppe Verdi, livret d’Antonio Ghislanzoni d’après un scénario d’Auguste Mariette, créé le 24 décembre 1871 à l’Opéra khédival du Caire.
Munich, Bayerische Staatsoper, représentation du samedi 3 juin 2023