Le Nozze di Figaro au Capitole : première Comtesse de Karine Deshayes

Le Nozze di Figaro, l’un des trois chefs d’œuvre de Mozart et da Ponte, est plébiscité au Capitole, d’autant que la prise de rôle de Karine Deshayes en Comtesse est une gourmandise de choix. La Folle journée paraît tout à la fois fiévreuse sous la baguette d’Hervé Niquet et d’un classicisme conventionnel dans la production de Marco Arturo Marelli.

Reprise d’une production (trop) classique

Cette reprise de la mise en scène de Marco Arturo Marelli (créée en 2007-2008) restitue-t-elle la subversion sociale et politique du librettiste da Ponte et de Mozart (1786), via la comédie de Beaumarchais (1784) ? Si M. Marelli opte pour la représentation d’un XVIIIe siècle « à la Watteau » (costumes soyeux et lumière laiteuse), ni la scénographie ni la direction d’acteurs n’éclairent le spectateur actuel sur les enjeux audacieux de cet opera buffa qui bravait la censure impériale à Vienne. Certes, derrière le rideau de scène représentant une fin de règne (La Chute des Géants de Francisco Bayeu, 1764), la scénographie mobilise des panneaux découpant cette fresque pour combiner tour à tour chambres, salons et boudoirs aux multiples portes, propices aux rebondissements des trois premiers actes. Mais aucune ne laisse filtrer le vent de rébellion ou d’insolence au-delà du comique convenu d’une comédie d’intrigues. Plus gênant, les symétries organisées dans ces espaces : d’emplacement des protagonistes, de gestuelles identiques à gauche et à droite, de tours et détours autour d’un rôle pilier sont nettement dépassées, tout comme les concordances appliquées entre texte et gestes. Aussi, prisonniers d’une partition de signes qui ne prend pas en compte la nature des interprètes, Figaro et Susanna gesticulent sans légèreté et la Comtesse est sommée de minauder. Le comble du ridicule nous semble atteint lors du fandango dansé avec claquements de pied et de main, façon flamenco. Exit l’opposition sociale que Mozart et da Ponte filtraient avec ironie ou sarcasme. Semer certains indices historisants, tels le drapeau et les rubans tricolores de la Révolution, apportés par les gens du peuple (chœur), ne dédouane pas du propos. Exit également le règne de l’érotisme. Il faut attendre le dernier acte, au jardin nocturne, pour que les panneaux scéniques s’entrouvrent sur un labyrinthe moins corseté, révélant enfin l’ambiguïté sensuelle du désir.

Le plaisir mozartien

Heureusement, le plaisir mozartien est intact et ne fait que se développer après l’entracte (actes 3 et 4). Lorsque le couple des serviteurs mène la danse chez le comte Almaviva, leur dynamisme se conjugue avec un nuancier d’expressions (arie, ensemble) et d’imprévisibilité (récitatif) qui fascine. Ce à quoi s’emploient les interprètes de Susanna – Anaïs Constans – et de Figaro. La première incarne la jeune camériste en toute franchise, imposant l’autorité d’une maîtresse femme plutôt que l’espièglerie du type  : perchè no ? L’éclat de ses apartés (recitativo secco) et l’homogénéité des registres vocaux en font une complice prisée des ensembles (final d’acte du II), alors que la sensualité charnue du timbre emplit l’exquis « Deh vieni, non tardar ». Le Figaro de Julien Véronèse séduit par la franche assise d’un authentique baryton-basse (« Non più andrai farfallone amoroso ») et la stature d’un colosse face au Comte, puis face au clan des plaignants lors du procès (3e acte). Seuls quelques aigus obtenus par portamento (« le suonerò, si ! ») dénotent quelques faiblesses.

Dès son apparition à l’orée du 2e acte, Karine Deshayes (Comtesse Almaviva) change en or l’émotion d’une femme délaissée (« Porgi amor »), puis sublime le phrasé mozartien (« Dove sono ») avec la maîtrise de son expérience artistique : le climax de la soirée ! (on en oublie ses contre-ut forcés d’épouse violentée). Le Cherubino adolescent, campé par la mezzo Éléonore Pancrazi (dans la production 2008 du Capitole, c’était Karine Deshayes !) est d’une musicalité (ensembles) et d’un aplomb fougueux. On apprécie l’ornementation en cadenza du palpitant « Voi che sapete ».

Annoncé souffrant lors de la représentation (24 janvier), la basse Michael Nagy (Comte Almaviva) ne marque pas de difficulté. Son éloquence couvre tant les duos exprimant les artifices du suborneur ou la jalousie du mari harceleur (final du II) que ses inflexions rageuses lors du récitatif avec orchestre (« Hai già vinto la causa »). La Marcellina d’Ingrid Perruche accuse une voix affaiblie, hormis dans la vivacité du récitatif, tandis que son complice Bartolo (Frédéric Caton ) sait graduer l’air fameux de « La vendetta ». En soutane noire, le Basilio humoristique d’Emiliano Gonzalez-Toro est un acteur chanteur accompli, tout comme la rafraîchissante Barberina de Caroline Jestaedt. Du côté des comprimari masculins, la verve comique s’exerce chez Matteo Peirone (jardinier Antonio) et Pierre-Emmanuel Roubet (Don Curzio).

Lorsque le chœur du Capitole assure de belles prestations (la sérénade à la Comtesse), l’Orchestre national du Capitole sonne comme le partenaire principal de cette Folle journée, secondé par le pianofortiste réactif, Robert Gonnella. Grâce à la disposition inaccoutumée de l’orchestre en fosse, qui réactive les pratiques des XVIIIe et XIXe siècles – les vents en première ligne tournent le dos au chef, et se retrouvent donc face au plateau – , sa contribution aux grands ensembles vocaux est d’une puissance saisissante sous la baguette d’Hervé Niquet. Notons en particulier les deux sextuors et le final, sans omettre la Marche qui révolutionne le final du 3e acte si ce n’est le pouvoir de la noblesse ! Les excellents pupitres de flûtes, hautbois et bassons confèrent à chaque aria une couleur idiomatique, en sus de la souplesse mélodieuse de l’ouverture. Cependant, quelques décalages entre les chanteurs et la fosse, inhabituels à l’Opéra du Capitole, sont à relever.

Les spectateurs et spectatrices ont largement manifesté leur plaisir, comme c’était le cas lors de la réjouissante production toulousaine de Cosi fan tutte (2020)