Alcina, baroque mais lointaine

Reculée d’une journée, en raison du sommet européen des chefs d’État qui se clôturait in situ quelques heures avant, cette première d’un des plus célèbres opéras de Haendel était un beau projet franco-tchèque. D’où vient que cette soirée qui s’annonçait comme un enchantement fut celle de quelques désillusions ?

Acte III (© D.R.)

Pourtant, la distribution promettait des découvertes vocales et le bonheur d’entendre, en scène, Karina Gauvin dans le rôle titre. Le teaser versaillais aussi était prometteur…

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Pourtant, la mise en scène de Jiri Herman et le choix des costumes d’Alexandra Gruskova nous entraînaient dans un monde merveilleux d’un baroque luxuriant, avec ses bêtes sauvages (ces anciennes conquêtes qu’Alcina transforma en lion, éléphant, autruche inénarrable ou pingouin drolatique…), ses éphèbes aux immenses ailes d’anges entourant l’entrée majestueuse de la magicienne comme avec sa vaste conque blanche faisant de Morgana un printemps rose sorti des ombres maléfiques d’Alcina,.
Pourtant, les jeux de lumière de Daniel Tesar offraient de beaux moments, comme pendant l’air de Ruggiero à l’acte 1, soulignant délicatement la complexité des sentiments, passant du bleu froid aux chaudes couleurs dorées, de la jalousie à l’amour.

Mais les danses du chorégraphe Jan Kodet sont plus convenues que bienvenues. Il y a trop de jeux de portes, systématiques, qui détournent l’attention. Trop de va-et-vient incessants avec la maison stylisée qui occupe le milieu du plateau avant de se scinder en deux pour développer des jeux de miroirs versaillais donnent l’impression de redites. Trop d’agitation confuse sur scène pendant les airs de Ruggiero, en fin des premier et dernier actes, ce qui gâche leur force musicale. Quant à Morgana, était-il vraiment nécessaire de la faire regarder dans le slip de son amant à la fin du 2e acte ?

Pourtant, les choix musicaux de Vaclav Luks donnaient à entendre toute la partition, y compris des moments souvent coupés comme le ballet d’entrée d’Alcina. Et les qualités d’homogénéité de l’orchestre faisaient sonner superbement les couleurs de Haendel – du bouleversant violoncelle de Hanna Flekova (son solo obligé accompagnant la douleur d’Alcina du troisième acte était un moment suspendu) à l’imagination subtile de Vladimir Trebisky aux percussions. Là où, à Garnier, Thomas Hengelbrock emportait l’adhésion, tant par le choix des tempos que par celui des équilibres instrumentaux, Vaclav Luks choisit des contrastes tranchés, parfois trop, accentuant les temps au lieu de les porter vers une poésie trop souvent absente, avec des choix de tempo parfois surprenants – dilatés où l’on attend l’urgence, pressés là où le temps devrait se suspendre. L’orchestre a ainsi pu sonner fin, subtil voire scintillant mais brusque à la fois ou manquant de magie.

Et Alcina ? Alors qu’à Garnier, Jeanine de Bique enflammait le rôle comme une torche sensuelle, Karina Gauvin nous laisse de marbre. La faute en revient au choix de son costume guindé des deux premiers actes, mais aussi à son interprétation. La voix sublime de Gauvin ne cesse de nous enchanter depuis de longues années. Tant dans le répertoire de la mélodie française que dans
l’opéra baroque. Et ce soir là, Karina Gauvin nous a gratifié du plus fort moment de la soirée, aux vocalises réellement magiques, a capella, précédant son grand air « Ah ! Mio cor » au deuxième acte. L’air lui-même était superbement contrôlé – trop ? Car l’émotion ne s’y fit pas réellement
sentir. Elle resta en marge de l’autre grand moment qu’est l’air final de l’acte, « Ombre palide », chanté en ombre noire sur fond de dunes de sable ocre illustrant le désert des passions. Le timbre, somptueux, n’y est pour rien ; les vocalises, époustouflantes, non plus. Quelques légères difficultés dans le grave importent peu face à un manque d’atmosphère, de frisson sensuel. Lyrique – mais extérieure.

© D.R.

Plusieurs autres chanteurs appartiennent à la jeune école de chant tchèque, dont certains sont vraiment prometteurs. Monika Yägerova (remplaçant au pied levé Vaclava Houskova) campait un vaillant Bradamante, bien que manquant de puissance. La Morgana de Mirella Hagen a trouvé une assurance au fil des airs, parfois trop sage, mais nous offrant un « Tornami a vagheggiar » touchant, chanté dans une position allongée sur le devant de la scène, ce qui ne favorisait pas la projection. L’Oronte de Krystian Adam, l’Oberto d’Andrea Sikora ou le Melisso de Tomas Kral, pour avoir une faible part à l’action et au chant, n’en furent pas moins bons.
Reste le Ruggiero de Kangmin Justin Kim qui fut, quant à lui, impressionnant. Son premier acte fut peut-être le plus réussi. Il s’est jeté dans son rôle avec finesse, justesse et poésie. et au second acte, le contreténor délivra un « Mio bel tesoro » sensuel grâce à une voix ductile au timbre enchanteur.

© D.R.

À Garnier, Carsen nous rendait Alcina humaine et bouleversante. À Versailles (mais aussi Brno ou Caen), Jiri Herman nous laisse à distance d’un beau spectacle par moment désenchanté.

Reste que le message lyrique de Ruggiero résonnait particulièrement en ces temps terrifiants : « Je vais sans arme au service de l’amour. »
L’opéra, baume magique sur les noirceurs du monde ?

Les artistes

Alcina : Karina Gauvin
Morgana : Mirella Hagen
Ruggiero : Kangmin Justin Kim
Bradamante : Monika Jägerová
Oronte : Krystian Adam
Oberto : Andrea Široká
Melisso : Tomáš Král
Le Magicien : Ladislav Mikeš 

Collegium 1704
Collegium Vocale 1704
Václav Luks Direction
Jiří Heřman Mise en scène
Dragan Stojčevski Décors
Alexandra Grusková Costumes
Daniel Tesař Lumières
Jan Kodet Chorégraphie

Le programme

Alcina

Dramma per musica en 3 actes de George Frideric Haendel, livret d’après Antonio Fanzaglia, créé au Royal Theatre de Londres, Covent Garden le 16 avril 1735.

Représentation du 211 mars 2022, Opéra Royal de Versailles