Jephté / Didon & Enée : le public avide de sacrifices au TCE.

Dans la catégorie « sacrifices antiques », le peuple demande la sœur et la fiancée. La thématique est claire, tout cela finit en tragédie grecque.

Il faut tout d’abord insister sur l’émotion palpable à écouter une musique qui a survécu à plus de 300 ans d’histoire. Les deux œuvres présentées ce soir au Théâtre des Champs-Elysées déploient de tels envoûtements qu’on ne peut qu’être reconnaissant de pouvoir encore les voir représentées à notre époque.

En premier lieu : Jephté de Carissimi. Drame biblique où Jephté, guère plus avisé que l’Idoménée mozartien, promet, contre une victoire assurée, de sacrifier à Dieu la première personne qui croisera son chemin à son retour de guerre. Évidemment ce sera sa fille (« Filia »). La structure de cet oratorio en latin est succincte, et tout s’enchaîne sans superflu pour diriger en trente minutes une Filia acceptant son destin vers la mort. Andrew Staples, avec beaucoup d’expressivité dans la voix, parvient à faire ressortir les tiraillements de ce père guerrier, auquel va répondre, sans affectation, le chant lumineux de Carlotta Colombo dans lequel transparaît la résignation du  personnage. L’excellent Chœur de l’ensemble Il Pomo d’Oro a l’occasion de briller notamment grâce à quelques mesures réservées à des solistes. Depuis le clavecin d’où il dirige musiciens et chanteurs, le chef d’orchestre Maxim Emelyanychev parvient à extraire toute la sensibilité de cette œuvre sombre sans être pourtant aucunement morbide.

Autre figure tragique mise en lumière : celle de Didon, dans l’œuvre de Henry Purcell, interprétée ce soir par la mezzo-soprano Joyce DiDonato (fraîchement arrivée de Strasbourg où elle a remporté un triomphe dans la Cléopâtre berliozienne), devant un public qui lui est conquis. Non moins reine de la soirée, la chanteuse est habituée du rôle et de l’ensemble Il Pomo d’Oro avec lequel elle collabore souvent. L’assemblée aime la Reine, et Joyce DiDonato le lui rend bien, avec des notes hautes tenues sur des longueurs de souffle impressionnantes, conquérant puissamment la salle, et se finissant comme des soupirs à peine contenus. La mezzo, coiffée en guerrière, dévoile une large palette vocale de sentiments, avec des graves sonores et des aigus lancés comme des flèches, allant de la déclaration d’amour à la lamentation finale précédant sa mort. Ce moment constitue à juste titre un summum de l’opéra baroque, rendu ce soir avec beaucoup d’émotion et de pudeur.

Joyce DiDonato est très bien entourée, notamment par Fatma Saïd, qui incarne une impeccable dame de compagnie, dont les aigus fusent et roulent avec facilité et légèreté, soulignant parfaitement le début des joutes amoureuses entre Didon et Enée auxquelles elle assiste. Impossible de ne pas être admiratif également de la mezzo Beth Taylor, qui apparait en robe noire sur un fond de percussions imitant l’orage. La jeune chanteuse, avec une voix ronde et de belle projection a été une idéale Magicienne, et fait preuve d’un talent certain de comédienne, couvant le public de son regard magnétique lorsqu’elle en appelle à la fureur des éléments. Les sorcières Alena Dantcheva et Anna Piroli donnent la réplique à la Magicienne et forcent sur l’acidité vocale propre aux jeteuses de sort pour incarner au mieux leur rôle, avant de se fondre parfaitement par la suite dans le Chœur.

Le Chœur antique justement, exemplaire, vient tel un personnage à part entière commenter l’action, avec des tessitures belles et pleines, et s’harmonisant parfaitement entre elles avant de fusionner avec l’orchestre, formant un tout indissociable dans un mouvement uniforme dirigé par un Maxim Emelyanychev ne formant plus qu’un avec l’Ensemble.

Les courtes mais belles apparitions de Massimo Altieri et Hugh Cutting viennent compléter la distribution. Le contre-ténor, tout particulièrement, reste en mémoire grâce à une voix chaude et puissante. Carlotta Colombo intervient dans un second rôle avec les mêmes qualités qu’on a pu lui reconnaître dans la première partie.

Le public a longuement applaudi l’ensemble des chanteurs, musiciens et choristes, et couvert de fleurs la reine de la soirée, Joyce DiDonato, aussi émue et reconnaissante que son public.

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Retrouvez Fatma Saïd en interview… ici, et Joyce DiDonato !

Les artistes

Didon : Joyce DiDonato
Enée / Jephté : Andrew Staples
Belinda : Fatma Saïd
La Magicienne : Beth Taylor
Seconde femme / Filia : Carlotta Colombo
Première sorcière : Alena Dantcheva
Seconde sorcière : Anna Piroli
Un marin : Massimo Altieri
Un esprit : Hugh Cutting

Il Pomo d’Oro, Maxim Emelyanychev, clavecin et direction 

 

Le programme

Jephte
Oratorio de Giacomo Carissimi, livret anonyme, créé vers 1648.

Dido and Æneas (Didon et Énée)
Opéra d’Henry Purcell, livret de Nahum Tate, créé à la Boarding School for Girls de Chelsea 5londres) en 1689.

Paris, Théâtre des Champs-Elysées, concert du jeudi 08 février 2024