Versailles : Alceste, ou le triomphe des Épopées

Disons-le d’emblée : ce fut une soirée mémorable à plus d’un titre.

Alceste est souvent considéré comme le véritable premier opéra français, fruit de la collaboration entre Lully et son cher librettiste Quinault. Créé il y a trois cent cinquante ans, quasiment jour pour jour, le 19 janvier 1674, l’œuvre ouvrait une collaboration historique entre les deux artistes, s’étalant sur douze grandes années avec une douzaine de tragédies lyriques en héritage.

Pourtant, Alceste apparait comme une ébauche, amenant deux ans après au chef d’œuvre d’Atys. Le prologue est convenu, comme ils le furent tous. Et ce n’est vraiment qu’à la fin du deuxième acte que l’action véritable se dessine avec la mort d’Alceste. Jusque-là, le livret est bien elliptique, peinant à trouver son chemin, proposant à la fois une fête nautique et une bataille, faisant encore la part trop belle aux machineries alors si prisées.

Ensuite, les aberrations ne doivent pas faire oublier la musique et sa multitude de petits airs ; elles ne font que suivre l’histoire mythologique, celle évoquée par la tragédie d’Euripide. Mais c’est tout de même difficile à soutenir : Admète, le mari d’Alceste, mourant au combat, est miraculeusement épargné parce que sa belle se tue pour le sauver (!). Alcide, l’amoureux éconduit par Alceste, se propose d’aller chercher celle-ci aux enfers – à la condition de l’épouser en revenant. Qu’à cela ne tienne – et le voici devant Charon, puis défiant Pluton. Et Alceste revient à la vie : « Triomphe d’Alcide », comme l’indique le sous-titre de l’opéra. Au moment où les amants se disent adieu, Alcide, touché par la profondeur de leur amour, triomphe de lui-même et rend Alceste à Admète. Admettons…

Il n’existe que trois enregistrements de la partition : deux signés Jean-Claude Malgoire, (en 1974 et 1991), ainsi que celui de Christophe Rousset de 2017. Gageons que celui qui vient d’être fait en amont de ce concert viendra s’installer au sommet. Car ce qui frappait ce mardi soir dans le cadre somptueux de l’Opéra de Versailles, c’est avant tout la direction électrique, investie de la première à la dernière note, du chef Stéphane Fuget. Il nous a ainsi gratifié de moments forts et même inoubliables.

Empoignant son orchestre Les Épopées dès l’ouverture, il ne lâcha jamais la tension impulsée, avec une opulence qui rend audible toute la palette de l’écriture de Lully. En dramaturge, Stéphane Fuget joue des contrastes, rend à la musique toute sa portée tragique ou pastorale. Les pianissimi sont d’une délicatesse inouïe, les forte ravageurs. Tout frémit, tout vit et vibre, avec l’appui d’un continuo fourni. Les instrumentistes, emmenés par le violon ciselé d’Hélène Houzel, répondent avec un ensemble confondant à chaque inflexion, chaque détail. Ouverture au cordeau, intermèdes où se déploient de multiples couleurs… Ici avec la pompe de trompettes et tambour, là avec musette et flûtes douce – et partout, le son des bassons et hautbois particulièrement exposés, « petite bande » brillante, placée à gauche et en léger surplomb de l’orchestre. Il faudrait toutes et tous les citer, avec une mention spéciale pour Laurent Sauron, le percussionniste très affairé et toujours en situation.

Quant au plateau vocal, il était au diapason de cette réussite, avec un chœur intelligible comme rarement, flexible et homogène. Le travail de sa cheffe, Lucile de Trémiolles, n’y est pas pour rien. Il faut rien moins qu’une dizaine de solistes pour interpréter un opéra comptant vingt-cinq rôles. Le fruité de la voix de Cécile Achille ouvre la danse du prologue, rejoint par la Gloire de Claire Lefilliâtre, bouleversante dans chacune de ses interventions. Juliette Mey donne à Diane une fraicheur que l’on retrouve lorsqu’elle se fait Nymphe ou Proserpine, alors qu’on regrettera les aigus parfois un peu tendus de Camille Poul.

Lully met les voix de basses à l’honneur. Guilhem Worms campe tour à tour un Lycomède et un Charon aux graves de circonstance, Geoffroy Buffière chante Straton ou Pluton avec un timbre qui impressionne, alors que l’Alcide de Nathan Berg, particulièrement sombre, convainc moins par une voix engorgée, une diction ayant du mal à trouver le juste milieu entre chant et texte.

Le ténor Léo Vermot-Desroches nous enchante dans chacune de ses interventions alors que l’autre ténor de la soirée nous entraîne vers les cimes. Cyril Auvity est un Admète particulièrement touchant, de par son timbre si spécial et sa musicalité. Ses airs et ses duos avec Alceste sont des moments d’anthologie. Il faut dire que l’on aura attendu l’héroïne ! Ce n’est vraiment que dans la seconde partie de l’acte II qu’elle commence à intervenir. Mais de quelle façon ! Véronique Gens[1] est une Alceste royale, amoureuse, à la ligne de chant sans pareille.

Trois moments très forts marquaient cette soirée : le duo « Admète vous mourez, Alceste vous pleurez » à la fin de l’acte II et la grande scène de la pompe funèbre de l’acte III. Quant au troisième ? Il fut d’un autre ordre. Car après les saluts, Stéphane Fuget retournait dans la fosse et s’adressait au public pour évoquer le souvenir d’un de ses musiciens, le luthiste et théorbiste Nicolas Wattinne, décédé fin décembre. En lui dédiant cette soirée, il redonnait la pompe funèbre instrumentale, avec moins de drame et plus d’intériorité, mais ne perdant rien de sa force. Certains musiciens se retenaient de pleurer.

Après une impressionnantes série de concerts et disques consacrés aux grands motets de Lully, après un cycle Monteverdi très remarqué[2] – y compris par la critique internationale -, voici encore une éclatante réussite des Épopées et de son chef Stéphane Fuget. Le concert faisait suite à l’enregistrement : vite, le disque ! Vite, une mise en scène !

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[1] Véronique Gens devait se souvenir d’une autre Alceste sur cette même scène, en décembre 1991, lorsqu’elle y interprétait de petits rôles sous la direction de Jean-Claude Malgoire et dans une mise en scène de Jean-Louis Martinoty.

[2] Les enregistrements sont parus chez Château de Versailles Spectacles. A paraître, le volume 4 des Motets et Le couronnement de Poppée enregistré et donné en concert à Versailles en décembre dernier.

Les artistes

Alceste : Véronique Gens
Admète : Cyril Auvity
Alcide : Nathan Berg
Lycomède, Charon : Guilhem Worms
Céphise, La Nymphe des Tuileries : Camille Poul
Lycas, Phérès, Alecton, Apollon : Léo Vermot-Desroches
La Gloire, Une Femme affligée : Claire Lefilliâtre
Une Nymphe, Une Ombre, La Nymphe de la Seine : Cécile Achille
Cléante, Straton, Pluton, Éole : Geoffroy Buffière
Proserpine, Diane, Thétis, La Nymphe de la Marne : Juliette Mey

Les Épopées, dir. Stéphane Fuget
Chœur de l’Opéra Royal, cheffe de chœur Lucile de Trémiolles

Le programme

Alceste

Tragédie lyrique de Jean-Baptiste Lully, livret de Philippe Quinault, créée au Jeu de Paume de Bel-Air à Paris en 1674.
Opéra royal de Versailles, concert du mardi 30 janvier 2024.