Versailles : inoubliables Vêpres de la Vierge de Monteverdi

© Château de Versailles spectacles

Incroyable concert, d’une fougue, d’un engagement à déplacer les montagnes, flamboyant théâtre de la passion pour la Vierge.

A-t-on jamais entendu de telles Vêpres ? Depuis la vision intense gravée dans les années 1970, par un précurseur, Don Ireneu Segarra, toutes sortes d’interprétations « historiquement informées » nous sont données à entendre par le disque, depuis John Elliot Gardiner à Saint-Marc de Venise jusqu’à Jordi Savall, Paul McCreesh, Simon-Pierre Bestion et tant d’autres. Des mondes sonores très différents, entre l’ascèse et l’opulence.
Avec ces Vêpres, c’est à une explosion de couleurs et de sons que nous conviait Leonardo Garcia Alarcon. Avec « ses » Vêpres, il mettait le feu à la Chapelle Royale de Versailles.

© Château de Versailles spectacles

Voilà une œuvre qu’il connait de longue date. Il la dirigeait la veille à l’Arsenal de Metz, il y a deux ans à l’auditorium de Radio France[1], il y a dix ans passés, il l’enregistrait. Pourtant, rien de comparable entre ces deux expériences : l’enregistrement ne creuse pas encore totalement la lecture au point d’incandescence ici porté à vif, avec un chœur, des solistes et instrumentistes totalement galvanisés.

Dès les premières notes triomphales lancées du cornet par le toujours excellent Doron Sherwin et reprises avec brillance par les trois sacqueboutiers, le ton de l’urgence dramatique était donné. Et l’entrée fracassante du chœur emplissait les voutes de la Chapelle Royale transfigurées en celles de la Basilique Saint-Marc. Opulence instrumentale et vocale indissociable de la théâtralité d’une foi joyeuse.

Tout nous invitait à cette translation immobile vers Venise, à commencer par le travail de mise en espace, faisant résonner les doubles chœurs des deux côtés de l’église ou bien disséminés dans les bas côtés, voire de chaque côté de la galerie, plaçant ici le ténor en haut de la galerie, ne cessant de proposer un agencement qui rendait l’écoute totalement multi-canal – comme à Saint-Marc.

Le chef, qui sait toujours tirer parti des lieux, ne ménageait pas son engagement, adoptant même une attitude de démiurge, impulsant chaque inflexion chorale ou instrumentale, chantant avec les chœurs, dirigeant parfois depuis le centre de la travée centrale ou se déportant sur la scène afin de diriger les effectifs alors disséminés dans toute la chapelle. Leonardo Garcia Alarcon vit intensément ces Vêpres. Ses regards récurrents vers les voutes peintes par Coypel en disaient long sur l’inspiration et le bonheur d’une direction qui pulse et impulse.

Car il y a du flow dans son interprétation. Chacun des Gloria est explosif ; dans celui du Laudate Pueri, la harpe de Marina Bonetti et le théorbe de Quito Gatto flirtent avec les rythmes sud-américains ; le basson de Nicolas Rosenfeld swingue très fort dans le Laetatus sum ; dans le vaste Magnificat final, les instruments sont aussi colorés que chaloupés et le Sicut locutus est nous mène quasiment vers un dance floor… L’on voyait même, ici ou là, Marianna Flores esquisser un pas de danse.

Ces choix interprétatifs peuvent gêner certains puristes. Ils ne sont pourtant que l’émanation d’une vision charnelle, actuelle, profondément vécue d’une œuvre phare de la création musicale, avec cet enthousiasme attentif de tous les instants, dans une urgence suffocante de force. Sans oublier tel moment de grâce ou de douceur, souligné par les flûtes comme dans le Pulchra est.

Car c’est bien la force vitale qui empoigne le Chœur de chambre de Namur, soumis à de nombreuses combinaisons spatiales et toujours en place, conquérant – avec des choix parfois surprenants mais totalement en phase avec le moment vocal, puisque les hommes sont le plus souvent placés sur le devant de la scène et les femmes en arrière.

Comme le disait Leonardo Garcia Alarcon au public à la fin du spectacle, après la standing ovation de tout le public qui a suivi, cette œuvre est incroyable, musicalement incroyable, car traitant de cantiques datant de quelque cinq cents ans avant 1610, date de création de ces Vêpres, tout en mêlant sans cesse cantus firmus et polyphonie d’une complexité n’ayant d’égale que sa nouveauté. Cette luxuriance, sans cesse mêlée de subtilités, est bien le carrefour et le creuset des écritures vocales et des modes musicale à l’aube du XVIIe siècle. Dans cette écriture foisonnante, les voix des chanteurs solistes sont mises à rude épreuve, par la vaillance et plus encore par la tessiture qui fait ainsi passer la soprano du grave profond aux cieux immatériels de vocalises à l’aigu cristallin comme dans le Laetatus sum.

Les vocalises du Duo seraphim sont projetées avec une vigueur confondante par les deux ténors. L’engagement et le talent de Mathias Vidal ne sont plus à démontrer, rendant ses interventions quasi expressionnistes, là où celles de Valerio Contado, dans une forme éblouissante, apportait un tout autre éclairage, fait de maîtrise et d’autorité. Lorsqu’ils se répondaient, comme dans le Audi cœelum, la voix en écho de Mathias Vidal charmait par sa douceur et ses pianissimi. La basse Andreas Wolf contrastait, par sa puissance avec le timbre du contre-ténor David Sagastume. Quant aux dames, le duo qu’elles formaient avait tout pour séduire, Deborah Cachet développant une voix lumineuse et toute en nuances. Marianna Flores semblait simplement rayonner avec un bonheur du timbre, une précision des vocalises et une projection sidérante. Seul leur duo du Sancta Maria questionnait par la violence de l’interprétation : ce n’était plus un appel à la Vierge, mais un cri, répété. Traduction d’une peur ontologique ?

A Radio France, c’était Alejandro Meerapfel qui chantait la partie de baryton. On sait que, le 22 septembre dernier, le chanteur fut foudroyé en plein concert du Festival d’Ambronay. Son décès a profondément bouleversé l’ensemble de la Cappella Mediterranea. Son ombre planait sur le concert de ce dimanche, avec un hommage appuyé de la part du chef, son ami, l’évoquant et lui dédiant un bis d’une ample profondeur et d’une beauté polyphonique superlative. Il s’agissait d’un madrigal de Robert de Pearsall sur le célèbre poème anglais du début du XVIIe siècle, Lay a garland (Déposons une couronne). Bouleversant moment, mêlant tant de références et de bonheurs vocaux, clôturant un concert inoubliable.

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[1] La captation du concert est visible ici : https://www.youtube.com/watch?v=zIl_ia-VWuc

Les artistes

Mariana Flores Soprano
Deborah Cachet Soprano
David Sagastume Contre-ténor
Valerio Contaldo Ténor
Mathias Vidal Ténor
Andreas Wolf Baryton
Rafael Galaz Basse

Chœur de chambre de Namur
Cappella Mediterranea
Leonardo García Alarcón Direction

Le programme

Claudio Monteverdi, Vespro della Beata Vergine (1610)

Chapelle Royale de Versailles, 21 janvier 2024