Le festival d’Aix se referme sur une mémorable LUCIE DE LAMMERMOOR

Au bilan très positif du festival d’Aix récemment publié par Première Loge, il faut impérativement ajouter cette Lucie de Lammermoor, qui constitue à coup sûr l’une des (très) grandes soirées de cette édition anniversaire, et qui a remporté un triomphe en tout point mémorable.

C’est véritablement une version de concert qui a été proposée : pas de réelle « mise en espace » – si ce n’est la présence d’un accessoire (l’anneau) et le suicide final d’Edgar. Le spectacle est simplement rythmé par l’entrée et la sortie des personnages, et l’utilisation, efficace mais sobre, de lumières. Pourtant, même sans avoir recours au théâtre, le spectacle aura réservé d’intenses moments de drame et d’émotion : le mérite en revient en premier lieu à l’orchestre de l’Opéra de Lyon et au chef Daniele Rustioni, premiers contributeurs à la réussite du concert. Dès les premiers accords du prélude, on est séduit par les choix opérés par Rustioni, d’un goût constant. La direction du chef italien est précise, équilibrée (magnifique mise en place du célèbre sextuor !) et trouve toujours le juste équilibre entre poésie et dramatisme, sans jamais céder à aucun effet facile. Le chef est par ailleurs en permanence soucieux des voix, qu’il soutient et met amoureusement en valeur. On ne dira jamais assez à quel point Daniele Rustioni est à son aise dans le premier romantisme italien, dont il est l’un des très rares à savoir dégager toute la subtilité et la poésie. L’orchestre est en parfaite connivence avec ce chef qu’il connaît bien ! Les vents (très exposés) sont superbes (on note en particulier la présence très juste des trompettes, par exemple dans le très élégant accompagnement du chœur du III : « Hymen funeste »). L’ensemble est remarquable et nous a semblé très supérieur à ce que proposait Evelino Pidò il y a 21 ans, à la tête, déjà, de ce même orchestre.

La distribution, qui comporte trois francophones sur les six interprètes requis, se distingue par le soin apporté à la prononciation du français, et est vocalement d’un très haut niveau, y compris dans les rôles secondaires, particulièrement convaincants. Nicolas Courjal est un excellent Raymond, rôle dans lequel ses moyens remarquables (voix ample, graves impressionnants) paraissent quelque peu sous-employés ! Sahy Ratia, que nous avions entendu dans un autre Donizetti « français » cet hiver au TCE (une Fille du régiment où il nous avait paru un peu « juste »… Voyez ici le compte rendu de Camillo Faverzani) convainc pleinement en Gilbert : même s’il se fait parfois un peu éclipser dans les ensembles, il sait parfaitement tirer parti des récitatifs qui lui échoient et délivre de son personnage une interprétation limpide et fort bien caractérisée. Shao Yu, comme Nicolas Courjal, est un peu « overkill » en Arthur… mais pour notre plaisir ! Le timbre est très beau et le style parfait, avec une prononciation du français extrêmement appliquée. Une prestation qui donne très envie de le réentendre dans un emploi plus important !

Enfin, le trio principal est de très haute volée. Florian Sempey a remporté un vrai succès personnel, certainement lié à son engagement (très) visible : il est le seul à jouer vraiment son personnage (qu’il fait plus que maîtriser, ayant déjà interprété Henri Ashton à Tours cette saison). L’interprétation est peut-être un peu univoque : son Henri est un bloc d’énergie vindicative, avec une véhémence constamment au taquet, mais il emporte l’adhésion grâce à son timbre magnifique et le dramatisme intense de son jeu (avec une physionomie et un visage qui rappellent ceux de Bradley Cooper !). Il se montre particulièrement remarquable dans la grande scène avec Edgar du début du III.

Si Lisette Oropesa est l’une des Lucia les plus renommées du moment, cette Lucie française constitue une prise de rôle pour la soprano américaine, qui délivre ici une prestation d’exception. La diction française est excellente : l’intelligibilité des paroles est quasi constante – mais aussi l’intelligence du texte : de toute évidence, Lisette Oropesa comprend parfaitement ce qu’elle chante, et cela s’entend. Vocalement, tout est au rendez-vous : agilité, suraigus superbes, mais surtout une émotion constante, avec une très belle progression dramatique. Sa scène de folie est absolument mémorable : elle commence dans une forme de sidération froide avant de basculer dans l’émotion hallucinée. Quand Lisette Oropesa entame « À toi ma vie… », le public, subjugué, semble carrément en apnée ! Elle nous gratifie d’ornements virtuoses (très) généreux, alterne à nouveau avec un détachement impassible (« Mais je ne suis point parjure »), et finit dans le délire et l’exaltation, le tout porté, toujours, par une technique infaillible (« Je vais loin de la terre » : variante de « Je vais quitter la terre » ?…). La chanteuse obtient un véritable triomphe, parfaitement justifié.

John Osborn paraît peut-être un peu moins préparé que ses partenaires (il reste très accroché à sa partition), mais comment lui en tenir rigueur ? Il remplace Pene Pati et n’a probablement pas pu s’imprégner de son rôle comme l’ont fait ses partenaires. Quoi qu’il en soit, ces circonstances quelque peu inconfortables pour le chanteur ne l’ont pas empêché de délivrer une remarquable interprétation : le fait qu’il soit spécialiste du répertoire français lui permet de proposer un phrasé d’une grande fluidité ; mais surtout, le contraste de son interprétation, toute en douceur et demi-teinte, avec celle de Florian Sempey, apporte une vraie valeur dramatique, plus que pertinente : si le ténor américain possède de beaux aigus francs, c’est son chant mezza voce si émouvant qui caractérise avant tout son Edgar. Le récitatif « Tombes de mes aïeux » a un côté « vieux style » absolument irrésistible (très exactement comme dans l’enregistrement qu’il en propose dans son CD « Hommage à Gilbert Duprez ») ; et quand le ténor murmure « Ô bel ange dont les ailes », personne, dans la salle, ne peut retenir ses larmes !

La soirée s’achève par un triomphe indescriptible : dix minutes (montre en main) d’ovations par une salle debout ! Les artistes, devant un tel déferlement, semblent presque hésiter à proposer un bis, mais que peut-on bisser à l’issue d’un opéra ? Quoi qu’il en soit, il serait dommage de ne pas pérenniser le souvenir d’une telle soirée par un enregistrement…

—————————————————-

Pour entendre Lisette Oropesa chanter l’opéra franco-italien, écoutez son CD French Bel Canto Arias

Les artistes

Lucie Ashton : Lisette Oropesa
Edgard Ravenswood : John Osborn
Henri Ashton : Florian Sempey
Raymond Bidebent : Nicolas Courjal
Lord Arthur Bucklaw : Shao Yu
Gilbert : Sahy Ratia

Orchestre et Chœurs de l’Opéra de Lyon, dir. Daniele Rustioni
Assistante direction musicale : Carmen Santoro
Chef des chœurs : Benedict Kearns

Le programme

Lucie de Lammermoor

Opéra en 3 actes de Gaetano Donizetti, livret d’Alphonse Royer et Gustave Vaëz, d’après le livret de Salvatore Cammarano (pour Lucia di Lammermoor), lui-même inspiré de La Fiancée de Lammermoor de Walter Scott, créé au Théâtre de la Renaissance (Paris) le 06 août 1839.
Festival d’Aix-en-Provence, représentation du lundi 24 juillet 2023.