Boris Godounov, Opéra de Lyon, lundi 13 octobre 2025
Une ouverture de saison sauvée par un plateau homogène, d’où se détachent quelques excellents chanteurs, mais gâtée par une mise en scène navrante et une direction peu exaltée de Vitali Alekseenok. L’unique opéra achevé de Moussorgski présenté dans sa version originale méritait sans doute mieux.
Le Regietheater a encore fait des ravages. Cette habitude lassante de saturer l’espace par mille objets qui surinterprètent l’intrigue pour soi-disant mieux guider le spectateur illustre le degré zéro de la mise en scène et produit l’effet exactement inverse. L’œil est constamment détourné, pollué par l’inessentiel et finit par oublier l’interprète. On y voit un tsarévitch autiste, une urne versée sans raison apparente, une scène du sacre qui a troqué la couronne avec un tabouret renversé, Xénia pendue (?) et une scénographie d’abord explicitement inspirée de Dogville (des gradins imaginés par Zinovy Margolin constituant autant de petits groupes censés incarner le peuple), puis, dans la deuxième partie, un décor tout droit venu d’Ikea et de Mc Do qui devient l’espace ridicule de la mort de Boris plongeant dans une piscine à balles. Comment être frappé de stupeur (ce qu’indique la didascalie du livret), après une scène aussi affligeante ? L’affront fait à l’intelligence du spectateur atteint ici des sommets.
La production est heureusement sauvée par une distribution assez remarquable dominée par le Boris de Dmitry Ulyanov, impressionnant d’autorité, qui charge la moindre de ses inflexions de toute la force pathétique, le faisant passer par toute la gamme des affects exprimée par un personnage aux multiples casquettes (de tzar, de père, de meurtrier supposé, de fou). Dans le rôle du tzarévitch Fiodor, Iurii Iushkevich parvient à faire fi des élucubrations scéniques imposées par le metteur en scène et déploie un timbre remarquablement projeté : on pourra vérifier l’étendue de son talent dans le rôle de Néron dans le Couronnement de Poppée en fin de saison. Sergey Polyakov campe un Chouïsski fielleux à souhait, au timbre solide et très à l’aise y compris dans les aigus chantés avec force, dessinant ainsi un personnage exemplaire pour semer le doute dans l’esprit de Boris, tandis que Maxim Kuzmin-Karavaev offre à Pimène sa voix de basse caverneuse avec un sens de la narration qui force le respect. Grigori a les traits et le beau timbre du ténor letton Mihails Čuļpajevs, très convaincant dans sa fameuse tirade « Boris, Boris, tout tremble devant toi ». La basse David Leigh est un inénarrable Varlaam aux accents bouffes. On louera également la prestation impeccable de la Nourrice de Dora Jana Klarić. Le reste de la distribution est issu du riche vivier du Lyon Opéra Studio (2024-2026). Y brille en particulier le ténor estonien Filipp Varik dans le rôle secondaire mais important sur le plan dramaturgique de l’Innocent, et que l’on avait pu voir avec bonheur à Lyon dans Wozzeck et dans Peter Grimes : un timbre lumineux conjugué à une présence scénique parfaitement conforme aux intentions du compositeur ; à lui revient d’ailleurs les derniers mots, émouvants, de l’opéra : « Coulez, coulez, larmes amères ». Andrei Chtchelkatov, clerc du conseil des boyards est superbement interprété par le baryton néerlandais Alexander de Jong qu’on a pu également voir dans le rôle de Ned Keene du Peter Grimes. Si l’on peut regretter le timbre un peu acide, bien qu’en adéquation avec le personnage de Xénia – et plus globalement avec la tonalité âpre et rugueuse de cette version primitive – de Eva Langeland Gjerde, les autres interprètes méritent tous les éloges : la soprano américaine Jenny Anne Flory dans le rôle de l’aubergiste et Hugo Santos, pourtant souffrant, dans celui de Nikititch au timbre solidement charpenté.
Les chœurs toujours bien dirigés par Benedict Kearns, assisté, pour la Maîtrise, de Clément Brun, brillaient par leur cohérence et leur unité, mais ont malgré tout subi les retombées d’une lecture absconse qui lui ont ôté l’âpreté requise, ou du moins la ferveur souhaitée par le compositeur.
Dans la fosse, Vitali Alekseenok livre une lecture bien trop sage, parfois poussive de la partition ; les forces de l’Orchestre de l’opéra de Lyon, d’habitude exaltantes, déploient des sonorités qui tempèrent, voire escamotent le sens dramatique de l’opéra, distillant un sentiment d’ennui qu’on ne leur connaissait guère. On plaint les nombreux jeunes spectateurs présents ce soir de première qui découvrent l’œuvre et s’en iront avec une image tronquée, biaisée, détournée, faussée, du chef-d’œuvre de Moussorgski.
Boris Godounov : Dmitry Ulyanov
Féodor : Iurii Iushkevich
Xénia : Eva Langeland Gjerde
La Nourrice : Dora Jana Klarić
Le Prince Vassili Chouïski : Sergey Polyakov
Andrei Chtchelkatov : Alexander de Jong
Grigori : Mihails Čuļpajevs
Pimène : Maxim Kuzmin-Karavaev
Varlaam : David Leigh
Missaïl / L’innocent : Filipp Varik
L’Aubergiste : Jenny Anne Flory
Nikititch (L’Exempt) : Hugo Santos
Mitioukha : Paolo Stupenengo
Orchestre, Chœur et Maîtrise de l’opéra de Lyon, dir. Vitali Alekseenok
Chef des chœurs : Benedict Kearns
Chef de chœur de la Maîtrise : Clément Brun
Mise en scène : Vasily Barkhatov
Scénographie : Zinovy Margolin
Costumes : Olga Shaishmelashvili
Lumières : Alexander Sivaev
Boris Godounov
Opéra en quatre parties et sept tableaux de Modeste Moussorgski, livret du compositeur d’après la pièce de Pouchkine, créé au théâtre Mariinsky le 27 janvier 1874 (version originale de 1869).
Opéra de Lyon, représentation du lundi 13 octobre 2025.