À Liège, Faust et Marguerite approfondissent leur connaissance du Bien et du Mal

Grand succès pour cette nouvelle production, avec une mise en scène parfois inégale mais pour le moins intéressante, et une superbe distribution vocale.
« Vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal »
L’Opéra Royal de Wallonie-Liège avait déjà présenté le Faust de Gounod dans une production assez réussie (signée Stefano Poda) il y a six ans seulement, au point qu’on aurait peut-être préféré que ce soit La Damnation de Faust, présentée la saison passée en version de concert, qui ait cette fois-ci les honneurs d’une mise en scène – même si La Damnation n’est pas à proprement parler un « opéra ». Or la nouvelle mise en scène de Thaddeus Strassberger est suffisamment différente de celle imaginée en 2019 par Stefano Poda pour justifier cette nouvelle programmation du chef-d’œuvre de Gounod.
Tout n’est certes pas également réussi dans le spectacle de Thaddeus Strassberger, déjà responsable de La traviata qui avait ouvert la saison 2024-2025 de l’Opéra de Liège. On regrette par exemple que l’attention soit distraite de la musique par quelques détails visuels ou l’apparition de figurants dans certaines pages particulièrement recueillies (le « Salut, demeure chaste et pure » de Faust, le duo du jardin…) ; ou le fait de présenter Marguerite, lors de la kermesse, comme une femme somptueusement vêtue, la tête ceinte d’un diadème : est-ce là la modeste Marguerite, se rêvant en « fille de roi », légitimement attirée par les richesses qu’on lui fait miroiter ? Certaines idées sont par ailleurs plutôt fortes en théorie (telle celle, très dérangeante, consistant à faire frapper par des créatures démoniaques le ventre de Marguerite enceinte) mais ne trouvent pas toujours, visuellement, l’impact attendu…
En revanche, on sait gré à Thaddeus Strassberger de nous épargner les deux ou trois grilles de lecture actuellement systématiquement et artificiellement plaquées sur à peu près toutes les œuvres du répertoire, et de travailler la nuance plutôt que de nous imposer une énième fois une vision manichéenne et puérilement réductrice du monde : dans sa vision, aucun personnage n’est totalement bon ou mauvais, pas même Méphisto, plus Lucifer que Satan, et qui porte encore dans son dos les cicatrices des ailes de « l’ange de lumière » qu’il était avant sa chute. Faust, en dépit du bain purificateur dans lequel il plonge au lever du rideau, ne redeviendra pas l’homme pur et innocent qu’incarne l’Adam « d’avant la pomme », et le personnage de Margerite ne se confondra jamais totalement avec celui de la femme perdue, ni avec la figure de la pécheresse repentie et sanctifiée : ni diaboliques, ni pervers, ni définitivement perdus, ni totalement innocents, les personnages apparaissent comme des êtres pleins de contradictions, de zones d’ombres et d’élans généreux. Le « diabolique » chemin suivi par Faust et Marguerite leur aura tout simplement permis de progresser dans leur connaissance du Bien et du Mal, ce que suggèrent les lettres lumineuses appraissant sur le plateau au moment de l’apothéose finale : « Eritis sicut deus, bonum et malum scientes » (« Vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal »).
Enfin, Thaddeus Strassberger donne à voir un spectacle dont l’esthétique, là encore, se démarque heureusement des codes habituellement convoqués aujourd’hui sur la plupart des scènes lyriques, qui font trop souvent la part belle au minimalisme triste et laid. Certes, les riches costumes (signés Giuseppe Palella), les décors inattendus conçus par le metteur en scène lui-même (ils ne correspondent quasi jamais aux lieux indiqués par le livret mais font surgir maints éléments ressortissant à l’ésotérisme, voire au satanisme) donnent parfois une impression de bric-à-brac sans véritable cohérence. Mais l’idée d’inscrire les péripéties du drame dans la psyché des personnages et/ou dans l’univers diabolique que Méphisto fait graviter autour d’eux est intéressante et crée souvent une atmosphère malsaine et oppressante, particulièrement bienvenue. Certaines scènes sont par ailleurs de vraies réussites, telle celle de Marguerite au rouet, ici transposée dans ce qui semble être un hospice pour futures « filles-mères », attendant anxieusement la naissance de leur enfant. Une preuve, en tout cas, que le spectacle fonctionne : l’attention soutenue des spectateurs ne faiblit pas durant les quelque 3h30 que dure le spectacle, interrompues par un seul entracte.
Un Faust « version longue »
Car c’est un Faust musicalement « version longue » que nous propose Giampaolo Bisanti, avec l’air de Marguerite « Il ne revient pas », celui de Siebel « Si le bonheur », le tableau de Walpurgis, avec chœur des Feux follets et couplets du ténor « Doux nectar, en ton ivresse » (mais sans le ballet). On retrouve les qualités désormais bien connues de l’orchestre de l’Opéra Royal, précis, impliqué, avec quelques belles interventions solistes (poétique intervention du premier violon pendant l’air de Faust ; mélancolique chant de la clarinette introduisant la scène de la prison). Giampaolo Bisanti dirige avec fougue ; constamment attentif à l’avancée du drame, il y insère avec toute la délicatesse requise les parenthèses poétiques prévues par le compositeur qui semblent, ici ou là, suspendre le temps (la rencontre de Faust et de Marguerite lors de la kermesse ; le « Ô nuit d’amour, ciel radieux » de l’acte III). Bravo également au chœur maison qui, après quelques menus décalages dans la kermesse, fait preuve d’une implication dramatique et musicale sans faille, dans les moments d’effervescence comme dans les scènes plus recueillies (superbe prière a capella après la mort de Valentin : « Que le Seigneur ait son âme / Et pardonne au pécheur »…)
Un si beau Siebel
La distribution vocale réunie par l’Opéra Royal est de premier ordre : Julie Bailly a toute la truculence de Dame Marthe ; Ivan Thirion chante l’ébauche d’air et les répliques qui échoient à Wagner avec l’assurance d’un Valentin ; lequel Valentin est interprété avec émotion par un Markus Werba peut-être un peu limité en projection dans la scène hautement dramatique du IV, mais sobre et raffiné dans son air du II. Et quel beau chemin que celui parcouru par Elmina Hasan depuis sa Fenena de la salle Gaveau en avril 2024 : la chanteuse est programmée cette saison dans Carmen au Wiener Staatsoper, Rigoletto à la Bayerische Staatsoper ou Werther au Liceu de Barcelone. Ce n’est que justice : le timbre est vraiment superbe, la projection sans faille, le style soigné : une mezzo à suivre de près !
Schrott, Machaidze, Osborn : trio gagnant !
Reste le trio de tête, sur lequel repose la réussite de toute représentation de Faust. Erwin Schrott est égal à lui-même : l’émission vocale souffre de quelques irrégularités, la diction, convenable, est perfectible ; mais l’acteur est très présent – tout en restant cette fois relativement sobre, ce qui ajoute finalement au côté effrayant du personnage ; et surtout, la voix semble gagner en assurance après l’entracte, ce qui nous vaut une sérénade remarquable, glaçante de cynisme.
Nino Machaidze est une Margerite « grand format », qui parvient à alléger sa voix pour la délicate Ballade du Roi de Thulé et le « Je veux t’aimer » du duo d’amour – même si les riches couleurs du timbre ne sauraient correspondre tout à fait à ceux d’une toute jeune fille à peine sortie de l’adolescence ; la technique aguerrie de la chanteuse lui permet par ailleurs d’affronter sans difficulté aucune les roulades et les aigus de l’air des bijoux. Comme son diable de collègue, c’est pourtant après l’entracte que la chanteuse se montre à son meilleur, avec un « Il ne revient pas » superbement intériorisé avant un éclatant et glorieux « Lui, mon maître ! ». La chanteuse, enfin, fait passer le frisson dans un trio final maîtrisé de bout en bout, magnifique de dramatisme et d’émotion.
John Osborn, enfin, est un Faust très « opéra-comique », privilégiant l’élégance de la ligne, le respect du style (même s’il s’autorise, comme beaucoup, quelques aigus non prévus par Gounod, tel celui sur le « Fuyons ! » qui termine la scène 10 de l’acte III) et la variété des nuances : le Si aigu pianissimo sur le « je t’aime » de la scène de la kermesse est de toute beauté – mais Osborn en revanche ne tente ni diminuendo, ni nuance piano sur le contre-ut couronnant le « Salut, demeure chaste et pure » de l’acte II…. La prononciation du français est par ailleurs, comme toujours chez ce chanteur, extrêmement soignée (quel bonheur d’entendre « Je suis – et non pas « j’essouie » – avec ce breuvage le seul maître de don destin » !)
Le spectacle est accueilli chaleureusement par un public enthousiaste : voilà une ouverture de saison qui laisse bien augurer d’une programmation s’annonçant par ailleurs très prometteuse…
Faust : John Osborn
Méphistophélès : Erwin Schrott
Marguerite : Nino Machaidze
Valentin : Markus Werba
Siebel : Elmina Hasan
Wagner : Ivan Thirion
Marthe Schwertlein : Julie Bailly
Orchestre et chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie-Liège, dir. Giampaolo Bisanti
Mise en scène, décors et lumières : Thaddeus Strassberger
Costumes : Giuseppe Palella
Chorégraphie : Antonio Barone
Vidéo : Greg Emetaz
Faust
Opéra en 5 actes de Charles Gounod, livret de Jules Barbier et Michel Carré d’après le premier Faust de Goethe, créé le 19 mars 1859 à Paris (Théâtre Lyrique).
Opéra Royal de Wallonie-Liège, représentation du dimanche 14 septembre 2025.