JESSICA PRATT : le bel canto au sommet !

Après une Elvira (I puritani) éclatante au Théâtre des Champs-Élysées, Jessica Pratt a remporté un véritable triomphe dans Beatrice di Tenda au San Carlo de Naples. Elle s’apprête à retrouver les quatre rôles féminins des Contes d’Hoffmann à Liège, et à affronter le « rôle des rôles », Norma, au printemps prochain. Rencontre avec une soprano passionnée, enthousiaste… et travailleuse !

Nicolas MATHIEU : Comment en êtes-vous venue au chant lyrique ?
Jessica PRATT
: J’ai commencé à chanter parce que mon père est ténor. J’ai été élevée dans le monde du théâtre et de l’opéra. Ma mère est une artiste visuelle et nous passions le week-end au théâtre communal où elle fabriquait un décor ou peignait, et où mon père dirigeait l’orchestre ou chantait. Pour moi, l’opéra était donc quelque chose de normal, qui occupait déjà une grande place dans ma vie.
Enfant, je pensais que c’était un métier formidable parce qu’on recevait des fleurs à la fin du spectacle et qu’on s’habillait avec de belles robes ! (rires) Je me souviens encore de la première fois où j’ai vu mon père chanter. Ma grand-mère était assise à côté de moi. J’étais folle de rage : d’abord parce qu’il embrassait une autre femme, ensuite parce qu’il s’est fait tuer. Ils ont dû m’emmener dans les coulisses pour me montrer qu’il était encore en vie ! (rires).
J’ai grandi avec cet art. Lorsque nous sommes allés en Australie, mon père a chanté dans un chœur du Queensland et a tenu de petits rôles à l’opéra. J’y ai vu ma première Lucia. C’était dans la production de John Copley. Lorsque Lucia chante son air final, elle tombe sur le grand escalier, la tête en bas et les pieds en l’air. J’ai décidé que je devais apprendre à chanter dans cette position et je me suis entraînée à m’allonger sur le canapé, les pieds en l’air et la tête sur le sol! Et in fine j’ai chanté dans cette même production lorsque j’ai fait mes débuts avec Lucia en Australie presque 20 ans plus tard… et j’étais très fière de pouvoir montrer comment je chantais « mon air à l’envers » que j’avais longuement pratiqué !
J’ai tout de suite voulu étudier le chant, mais mon père voulait que ma voix se développe naturellement. Il a donc insisté pour que je joue d’abord d’un instrument à vent avec mes frères et sœurs. J’ai choisi la trompette, ma sœur la clarinette et mon frère le trombone. Nous chantions des chants de Noël à la maison et mon père jouait du tuba. C’était amusant ! C’était une maison bruyante, désordonnée, avec beaucoup de gens qui allaient et venaient et beaucoup de fêtes. C’était une enfance assez folle ! (rires)

N. M. : Le fait de jouer d’un instrument à vent vous a-t-il aidée dans votre apprentissage du chant ?
J. P. :
Mais les chanteurs sont également des instruments à vent, car tout est basé sur le souffle ! J’ai bien fait d’apprendre cet instrument quand j’étais jeune. Il a développé ma respiration, ma musicalité, mais aussi le sentiment d’être un musicien parmi d’autres musiciens. La trompette est  restée mon instrument préféré !

Lucia di Lammermoor (Opera Australia, © D.R.)

N.M. : Qu’en est-il du bel canto ?
J. P. : Ce n’était pas vraiment un choix. Si vous voulez chanter un certain répertoire, vous devez vivre d’une certaine manière. Pour bien chanter le bel canto, je dois beaucoup m’entraîner : vocalises, exercices de respiration… On ne peut pas crier, on ne peut pas sortir, on ne peut pas boire. Il faut faire attention à ce que l’on mange, ce que l’on boit, comment on se comporte en général. Votre corps est votre instrument, il est donc très important de savoir comment vous vivez. Mais toute cette discipline vous donne la liberté de ne pas être nerveux sur scène. Maintenant, je suis presque sûre que ma famille pense que je suis une alcoolique, parce que chaque fois que je rentre à la maison, je bois un verre de vin ou deux au dîner, tous les soirs, parce que je suis en vacances : je peux donc relâcher toutes les règles et je n’ai pas besoin d’être aussi stricte ! (rires) Et puis quand je retourne au travail, je recommence à vivre comme une recluse…
J’ai de la chance parce que j’aime vraiment cette musique. Je sais que beaucoup de musiciens ne partagent pas mon opinion sur le bel canto. C’est une musique dramatique, mais dans un sens différent de celui auquel nous sommes habitués. De nos jours, tout se passe si vite…. Or j’aime le fait que dans le bel canto, une idée ait besoin de temps pour se développer. Sur scène aussi, quand surgissent les affects, ce n’est pas comme chez Verdi où il y a une nouvelle émotion toutes les cinq secondes. Il s’agit d’une émotion qui prend corps parfois sur une vingtaine de minutes, qui se développe lentement et de manière profonde, voire méditative. J’aime ce genre de choses.
Quand je rentre à la maison, je passe le plus clair de mon temps dans mon jardin. Le jardinage, c’est un peu comme le chant. Si vous continuez à travailler et que vous faites de petites choses mais de manière cohérente, vous verrez les résultats au fil des années.

N.M. : Comment devient-on soprano drammatico d’agiltà ? C’est un type de voix si rare !
J. P. : Pour ma part, avec de la patience, car au début de ma carrière, j’avais une voix médiane faible, mais je ne l’ai pas poussée. L’une des raisons pour lesquelles ce type de voix est rare est que beaucoup de sopranos lyriques auraient pu être des coloratures dramatiques, mais elles ont abandonné le répertoire belcantiste pour se tourner vers un répertoire plus populaire, pour lequel il y a plus d’engagements.
Par ailleurs, physiquement, je suis une personne imposante. Lorsque j’ai commencé dans ce métier, je n’avais pas la taille d’une soprano colorature ordinaire. En général, elles sont plutôt minces et petites. Les coloratures dramatiques, elles, étaient plus grandes et imposantes : Sutherland était un peu plus grande que moi, Callas de même… C’est un corps différent dans lequel la voix réside. Il s’agit d’une voix dramatique ou lyrique mais possédant une extension vers la colorature. Et, bien sûr, il faut une formation idoine. Personne ne naît soprano colorature, il faut de l’entraînement pour le devenir.

N. M. : Vous venez de remporter un véritable triomphe à Naples en chantant le rôle-titre de Beatrice di Tenda de Bellini en version de concert, un rôle rare et difficile. C’était la première fois que vous l’interprétiez ? Comment s’est déroulé le concert ?
J. P. : C’était la première fois que je le chantais. J’y ai réfléchi pendant de nombreuses années. Pour moi, c’était un pas de plus vers le répertoire dramatique colorature. Je l’ai retardé autant que possible parce que je ne veux pas arrêter de chanter le colorature lyrique.
En fait, j’étais très heureuse parce que je ne m’attendais pas à me sentir aussi à l’aise dans ce rôle. Il s’agissait d’un concert (je préfère généralement faire mes débuts dans une production où nous avons plus de temps pour répéter le rôle et l’explorer sur scène) ; j’ai donc été très satisfaite de la façon dont cela s’est passé, même si c’était en concert. 

J’ai adoré le rôle, le personnage, la façon dont Bellini l’a écrit, et j’espère y faire mes débuts dans une production scénique dans un futur proche. Je vais bientôt chanter Norma, donc Beatrice était pour moi comme un premier « plongeon dans le grand bain » !

N.M. : Norma sera en effet programmé à Palm Beach en avril prochain. Le « rôle des rôles »… Qu’en pensez-vous ? Quelle est votre conception du personnage ?
J. P. : C’est très excitant. J’ai des productions prévues jusqu’en 2027 en Europe, en Amérique du Nord et en Australie. Ma conception du rôle est simple. C’est une femme qui a un rôle important dans la société et qui, en même temps, a une seconde vie secrète, avec ces troubles émotionnels qu’elle doit cacher à la population. Je pense que beaucoup d’entre nous doivent faire cela, et nous parvenons à continuer et à présenter un visage public de sérénité alors que nous avons tant de bouleversements dans notre vie personnelle, et vous ne le devineriez pas. Je trouve cette facette du personnage fascinante.
J’aime la façon dont Bellini peint les femmes en général. Il ne les présente pas comme des victimes. Elles ont leur indépendance, leur force. J’aime le fait que les personnages ne soient pas unilatéraux, mais qu’ils présentent différentes facettes dans ses opéras.

N.M. : Les Contes d’Hoffmann sont un opéra que vous chantez régulièrement. Vous venez d’interpréter les quatre rôles féminins à Sydney, vous les avez déjà chantés à Bordeaux en 2019, et vous réitérerez l’exploit à l’Opéra Royal de Wallonie en novembre prochain. Comment parvenez vous à interpréter ces quatre rôles en une seule soirée ?
J. P. : Je suis aidée par le fait que j’ai passé la majeure partie de ma carrière à me former et à chanter des opéras belcantistes. Dans beaucoup d’opéras belcantistes, le rôle principal est aussi long que ceux de ces quatre femmes chantées ensemble. Semiramide est en fait beaucoup plus long et plus lourd pour moi. Olympia n’a en fait qu’une aria, c’est donc presque plus une actrice qu’une chanteuse, et elle me sert généralement d’échauffement pour Antonia, qui est un rôle assez important, ainsi que pour Giulietta. Et puis il y a Stella, un rôle dont la durée varie en fonction des productions. Pour moi, c’est un peu comme si je jouais un long opéra belcantiste sans coupure. Mais c’est tout de même épuisant parce qu’on est constamment sur scène et qu’il faut beaucoup chanter. De plus, sur le plan vocal, Offenbach n’est pas un compositeur de bel canto, et n’écrit pas toujours de la manière la plus « saine ». Mais ma formation me permet de naviguer dans cette musique de cette manière.

Olympia à l’Opéra national de Bordeaux (© Eric Bouloumié)

N.M. : Comment incarnez-vous les quatre personnages ?
J. P. : La façon dont Offenbach a écrit les quatre personnages est très différente sur le plan vocal. Olympia est extrêmement colorature et « robotique »si l’on peut dire, tandis qu’Antonia est très lyrique et Giulietta encore plus grave et sensuelle. Pour moi, la logique vocale est parfaite parce qu’elle commence haut et descend progressivement. Si Offenbach avait placé Giulietta en premier, je serais morte ! (rires).

N.M. : Est-il agréable ou difficile pour vous de chanter en français ?
J. P. : J’adore cette langue, mais il me faut beaucoup plus de temps pour la travailler, car même si je la comprends, je ne la parle pas comme une seconde langue, comme l’italien, et je dois donc consacrer beaucoup de temps à la prononciation et à la mémorisation.

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Jessica Pratt – La sonnambula : « Ah non giunge uman pensiero »– Arena di Verona

N.M. : Votre nouveau CD sortira le 20 octobre : pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont vous avez conçu le programme ?
J. P. : J’ai appelé le CD Delirio. Il présente cinq scènes de folie, allant de la folie violente au délire et au somnambulisme, et explore différents états de l’esprit perturbé. J’ai enregistré toute la scène de Lucia dans la tonalité supérieure originale de fa majeur avec l’armonica de verre, Linda di Chamounix de Donizetti, y compris la cavatine rarement jouée qui est maintenant accessible dans l’édition critique de Ricordi (ce sera le premier enregistrement en studio de cette cavatine). À l’époque où elle a été écrite, la scène de folie de Linda di Chamounix était aussi célèbre que celle de Lucia et très populaire parmi les prime donne. J’ai également enregistré Emilia di Liverpool : c’est la première fois que Donizetti a commencé à explorer l’idée d’une scène de folie, et nous avons aussi enregistré I Puritani et La Sonnambula de Bellini.
J’ai décidé de produire l’enregistrement de manière indépendante parce que je voulais avoir le contrôle de ce que j’enregistrais et de la manière dont je l’enregistrais. Je voulais faire quelque chose de spécial, que j’aimerais moi-même si je cherchais un nouveau CD à écouter. Je n’ai pas réalisé ce CD pour le grand public, même s’il est bien sûr le bienvenu !  Je l’ai conçu en pensant au public du bel canto, aux personnes qui, comme moi, aiment ce répertoire et veulent entendre des pièces rares à côté d’autres plus populaires.
Je voulais également me concentrer sur le bel canto italien et enregistrer des pièces que je connaissais très bien. Il me faut des années pour avoir une opinion bien arrêtée sur la musique,  avoir participé à de nombreuses productions, avec différentes idées musicales développées en collaboration avec d’autres interprètes, divers metteurs en scène et maestri. C’est pourquoi, après presque vingt ans, j’ai senti que j’étais prête à l’enregistrer. Pour autant, je dois dire que mon opinion a déjà changé sur certains points ! (rires)
J’ai particulièrement aimé le processus d’enregistrement :’ai eu l’impression que nous étions tous là pour trouver la meilleure version possible des morceaux. J’ai adoré ce travail, c’était passionnant.
J’aime enregistrer des morceaux, mais aussi publier la musique. Beaucoup de partitions ne sont pas disponibles. Comme passe-temps, j’aime, par exemple, transcrire la musique de Sibelius à partir des manuscrits. Souvent, des étudiants me demandent de la musique rare parce qu’il se trouve que je l’ai chantée et cela m’a fait penser que l’une des raisons pour lesquelles nous jouons toujours les mêmes opéras réside peut-être dans le fait que nous ne sommes pas exposés aux milliers d’œuvres qui attendent d’être redécouvertes. Je veux rendre cette musique disponible là où je le peux, pour les auditeurs mais aussi pour les interprètes.

N.M. : Vous avez récemment connu un grand succès au Théâtre des Champs-Elysées dans I Puritani, mais je trouve qu’on ne vous entend pas assez en France ! Avez-vous d’autres projets chez nous ?
J. P. : Je suis d’accord, et cela m’agace. Mais je ne dirige pas les théâtres, vous savez ! (rires) Les directeurs artistiques changent tout le temps, et parfois, quand on finit par en connaître un, il s’en va et un autre arrive, et il faut tout recommencer !
La carrière artistique est très bizarre. On a l’impression d’avoir le contrôle, mais on ne l’a pas du tout. Une année, je suis plus en Espagne, l’année suivante en Italie… C’est comme ça. Je suis la voie du bel canto, donc je chante généralement en Italie et en Espagne, surtout en Italie. Mais le bel canto est aussi défendu en France, alors j’espère pouvoir venir chez vous  plus souvent à l’avenir. Je sais que je chanterai de nouveau à Toulouse, mais dans quelque temps… Il y a aussi une production au Théâtre des Champs-Elysées qui se prépare.

N.M. : Avez-vous d’autres projets dont vous aimeriez parler ?
J. P. : Je vais bientôt faire mes débuts dans Die Entführung aus dem Serail de Mozart. J’ai toujours voulu chanter le rôle de Konstanze. Lorsque j’étais étudiante, je le chantais déjà pour des concours. J’ai trois productions consécutives (Vienne, Bilbao, La Scala). Il y aura des productions sur quatre mois.
Après cela, je ferai donc mes débuts dans Norma au Palm Beach Opera, puis je me rendrai en Australie pour participer au lancement du premier Brisbane Bel Canto Festival à Brisbane, dans le Queensland, où j’ai grandi et où ma famille vit toujours. Je veux aider à développer le bel canto en Australie, la façon dont il est interprété et enseigné. Cette année, nous y donnerons Lucia di Lammermoor, un concert avec orchestre consacré à Bellini et je donnerai une masterclass. Dans le futur, il y aura des productions de Lucia, I Puritani, mais aussi un certain nombre de débuts, dont Roberto Devereux et Lucrezia Borgia, entre autres…

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Récitals


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