RITA STRONGER : « Les femmes n’ont aucune légitimité pour interpréter Chérubin ! »
Rencontre avec la responsable du pôle WOK’N ROLL de l’Opéra de Paris

À tout juste 22 ans, elle vient d’être nommée au nouveau poste souhaité par la direction de l’Opéra de Paris, celui de Responsable du pôle WOK’N ROLL. Rencontre avec RITA STRONGER qui sera chargée, entre autres missions, de veiller à ce soient respectés au sein de l’institution les principes d’égalité et de justice sociale.

Gabriele MERLUZZO : Rita Stronger, 22 ans seulement, et déjà une telle responsabilité…
Rita STRONGER : Vous savez, je ne crois pas au hasard. Si je suis là aujourd’hui, c’est qu’il y a une raison. Évelyne Dhéliat disait souvent : « L’avenir appartient à celles et ceux qui se lèvent tôt ». Or depuis toute petite, je suis debout dès 5h30 du matin. Quoi de plus naturel, pour quelqu’un d’aussi matinal que moi, que de me retrouver responsable de la sensibilité « woke », qui, je le rappelle, veut dire « éveillé ».

G. M. : Le monde de l’Opéra bouge et fait déjà des choses pour la visibilité des minorités, l’inclusion, l’égalité… Vous ne trouvez pas ?
R. S. :
Vous voulez sans doute parler du fait de faire danser des personnes âgées ou disgracieuses, ou de refuser de maquiller des Otello ou des Aida en Noir.e.s ? C’est un premier pas mais nous sommes encore très loin du compte.

G. M. : C’est-à-dire ?
R. S . : Il faut aller beaucoup plus loin. Regardez Tom Hanks : il vient lui-même de reconnaître que, n’étant pas gay, il n’aurait pas dû interpréter le rôle principal du film Philadelphie, qui lui a pourtant rapporté un Oscar. C’est l’évidence même. Nous allons œuvrer à distribuer, dans les rôles de nos futures productions, des personnes qui soient au plus près des caractéristiques des personnages incarnés. Non seulement nous œuvrerons pour plus d’égalité, mais nous y gagnerons également sans doute en crédibilité. Comment, par exemple, peut-on encore confier le rôle de Chérubin à une femme ? Les femmes n’ont absolument aucune légitimité pour interpréter le rôle d’un adolescent tourmenté par l’éveil de sa sexualité. Que connaissent-elles du sujet ? Rien !! Faire chanter Chérubin par une mezzo, c’est une insulte à tous les adolescents obsédés par le sexe.

Tom Hanks au festival de Toronto, 2019 (© John Bauld, Toronto, Canada)

G. M. : Le rôle doit donc être confié à un jeune garçon ?
R. S. : Mais bien sûr, et l’expérience, du reste, a déjà été tentée. Nous avions d’ailleurs en projet une nouvelle production des Noces de Figaro, mais nous avons dû y renoncer pour l’instant. Trop de difficultés pour établir le casting… Nous avions bien trouvé des domestiques qui auraient pu faire l’affaire en Figaro et Suzanne, de même qu’une aristocrate délaissée. Mais les Comtes qui ont auditionné (croyez-moi, il n’y en a pas eu tant que cela…) n’étaient vraiment pas assez libidineux dans «la vraie vie», nous avons préféré renoncer plutôt que de trahir l’esprit du personnage.

G. M. : Pardonnez-moi, mais je vois dans vos projets deux risques d’écueil majeurs : les personnes retenues seront peut-être plus crédibles « physiquement »… Mais sauront-elles chanter ?? Enfin, certains profils de personnages particulièrement éloignés de notre actualité et de notre sensibilité risquent de poser bien des problèmes de recrutement.
R. S. : Commençons par le second point, qui nous a effectivement pas mal interrogés… Certes, on ne peut pas demander aujourd’hui à un Pharaon de chanter le Roi dans Aida, et ceci pour une raison très simple : le dernier Pharaon, Ptolémée IV, est mort en 204 après Jésus-Christ. Mais nous pouvons très bien demander à un Égyptien exerçant aujourd’hui de hautes responsabilités (politiques ou managériales), d’endosser le rôle ! Quant votre première question, c’est un vrai sujet : nous risquons de perdre en qualité strictement musicale et vocale. Mais nous pensons que la plus-value dramatique – et éthique – compensera très largement ce problème. Et puis, les chanteurs engagés bénéficient d’une coach « tout terrain » qui en a vu bien d’autres et qui a réussi à faire chanter des personnes qui, dans un premier temps, étaient incapables d’aligner deux notes : Armande Altaï, la coach des premières années « Star Ac’ ».

Alba Pez, future Carmen de l’Opéra de Paris (© Monika Billaud)

G. M. : Quel sera le premier spectacle de l’Opéra intégralement « woke » ?
R. S. : Carmen bien sûr ! La distribution est déjà réunie. Nous avons trouvé une Carmen formidable en la personne d’Alba Pez, une jeune femme de Séville vendant des cigarettes électroniques dans le quartier de Santa Justa et n’étant pas trop regardante sur les amants qui se présentent à elle le week-end. Carmen ne chante-t-elle pas : « Voici la fin de la semaine, qui veut m’aimer, je l’aimerai… » ? (Nous avons préféré Alba à une autre candidate travaillant vraiment dans la Real Fabrica de Tabacos, ceci afin d’éviter toute polémique : « Fumer tue », ne l’oublions pas).

Vocalement, Alba fait chaque jour des progrès remarquables. La façon qu’elle a de chanter le simple « battit de l’aile » dans la célèbre Habanera en mimant le battement d’aile d’un oiseau avec son bras gauche est proprement stupéfiant. José sera Estaban Pescado, un déserteur extrêmement attaché à sa mère. Le spectacle sera donné la saison prochaine, à partir du 7 novembre, à l’Opéra Bastille.

G. M. : Rendez-vous en automne, chère Rita Stronger ! Première Loge proposera en exclusivité à ses lecteurs des photos des répétitions d’un spectacle qui ne devrait pas manquer de créer l’événement.

Pour connaître les dates des représentations et la distribution complète, cliquez ici.

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Propos recueillis par Gabriele Merluzzo, avril 2023